Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/09/le-dit-de-hogen-le-dit-de-heiji.html
Poursuivant ma découverte de la littérature japonaise classique, je change pour le moins de registre, après la lecture de plusieurs œuvres essentiellement poétiques, et généralement galantes, tels les Conte d’Ise et Le Dit de Heichû : place maintenant à la littérature épique, avec ce « cycle épique des Taïra et des Minamoto », comprenant trois ouvrages : Le Dit de Hôgen et Le Dit de Heiji, ici rassemblés en un unique volume, puis Le Dit des Heiké, le plus volumineux et aussi le plus célèbre des trois.
LA FIN D’UN MONDE
Mais ce passage d’un registre littéraire à un autre a des implications bien plus radicales : en fait, il témoigne de la fin d’un monde, et du début d’un nouveau… même si les contemporains, devant la brutalité du changement dont ces œuvres témoignent, étaient portés à y voir tout bonnement la fin du monde. Ils en ont livré plusieurs fameux comptes rendus – parmi lesquels je distingue forcément les splendides Notes de ma cabane de moine (Hôjôki) de Kamo no Chômei, à peine postérieures : leur introduction, qui traite aussi de catastrophes naturelles et de conditions climatiques désastreuses débouchant sur des famines et épidémies (dont le rôle dans cette affaire n’est pas négligeable, à en croire Pierre-François Souyri dans son Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, que je viens d’entamer), s’étend volontiers sur le chaos politique de l’époque.
Les Dits de Hôgen, de Heiji et des HeikéTexte en italique sont en effet des chroniques historiques (ce qui n’enlève rien à leur valeur littéraire, j’aurai amplement l’occasion d’y revenir) rapportant, sur le vif ou presque, comment le système « classique » ou « antique » du Japon de Heian (nom alors de Kyôto, et donné plus globalement à cette ère bénie entre toutes), cet « âge d’or » d’un État centralisé autour d’une cour impériale d’un extrême raffinement, a cédé la place à un système ô combien différent, que les historiens japonais à partir de Meiji ont eu tendance à qualifier de « Moyen-Âge ». Ce qui se tient à bien des égards, mais la succession entre « Antiquité », de l’introduction relativement tardive de l’écriture à la crise qui fait l’objet de ces Dits, « Moyen-Âge » de ces événements à la mise en place du shôgunat Tokugawa, « Époque Moderne » pour tout le Japon d’Edo, et « Ère contemporaine » depuis Meiji, a potentiellement quelque chose d’un calque européen…
Quoi qu’il en soit, un changement drastique a alors eu lieu, et que les contemporains ont semble-t-il très vite vécu comme tel. La cour centralisatrice y cède la place aux « Guerriers » issus de la province, qui mettent en place un nouveau système de relations, susceptible de prendre bien des formes (dont celle du shôgunat), mais où les liens féodo-vassaliques occupent une place essentielle.
LE CYCLE ÉPIQUE DES TAÏRA ET DES MINAMOTO
La scène a lieu pour l’essentiel durant la deuxième moitié du XIIe siècle de notre ère. Les crises de Hôgen puis de Heiji (du nom de deux très brèves ères) consistent en gros en deux coups d’État, qui révèlent l’importance inédite mais désormais cruciale dans les affaires intérieures de deux « clans » guerriers provinciaux, les Taïra (ou Heiké) et les Minamoto (ou Genji) ; rivaux plutôt qu’adversaires au départ, les clans se retrouvent, au fil des alliances de circonstance et des représailles qui suivent inévitablement, pris dans un engrenage terrible qui les oppose bientôt dans une lutte à mort : si ces deux premiers Dits témoignent de l’ascension irrépressible des Taïra, Le Dit des Heiké rapportera les circonstances dramatiques de leur chute, et la prise du pouvoir par leurs ennemis Minamoto.
LES INSTITUTIONS AVANT LA CRISE
Ce résumé très hâtif est néanmoins insuffisant. Pour comprendre la portée du changement radical rapporté par ce « cycle épique des Taïra et des Minamoto », il faut revenir un peu en arrière, et esquisser au moins à gros traits l’état des institutions quand la crise de Hôgen débute.
Les régents Fujiwara
Depuis bien longtemps déjà, l’empereur ne règne plus vraiment sur le Japon – s’il est toujours respecté. Dans l’atmosphère feutrée et raffinée de la cour de Heian, où l’aristocratie de fonction accumule les titres et offices, une famille s’est tout particulièrement bien débrouillée : celle des Fujiwara, qui en sont venus à constituer une dynastie parallèle de régents, et qui, par une habile politique matrimoniale, ont su placer leurs filles dans la famille impériale – le beau-père de l’empereur n’en a que davantage de poids. Les Fujiwara accaparant l’essentiel des plus prestigieux titres de l’administration, ils sont longtemps, à maints égards, les vrais maîtres du Japon.
Les empereurs retirés
Toutefois, cette situation est loin de satisfaire tout le monde, et une nouvelle institution va apparaître, au sein même de la dynastie impériale, afin de contrebalancer la toute-puissance des Fujiwara – une institution qui, pour relever de la famille de l’empereur descendant d’Amaterasu, n’en adopte pas moins des atours que d’aucuns jugent despotiques… Il s’agit de la pratique de l’ « empereur retiré » : l’empereur abdique, cède le pouvoir officiel à son successeur, son fils en principe, mais tire en fait largement les ficelles du pouvoir…
L’époque précédant immédiatement la crise de Hôgen voit se succéder six règnes impériaux, mais où le pouvoir appartient en fait à deux empereurs retirés (chacun sur trois règnes officiels) : Shirakawa (1053-1129, règne 1073-1086) et Toba (1103-1156, règne 1108-1123), et il faut y ajouter un troisième empereur retiré, pendant les événements ici décrits, Go-Shirakawa (1127-1192, règne 1156-1158).
C’est la mort de Toba (et ses décisions quant à sa succession) qui suscite la crise. La succession se passe mal, et deux camps s’affrontent, l’un autour de l’empereur régnant (qui, sauf erreur, est aussi le camp des Fujiwara), l’autre autour du récent empereur retiré.
Les clans guerriers provinciaux
Pour assurer leur pouvoir, tous deux font appel aux clans guerriers des Taïra et des Minamoto – dont les membres se partagent en fait entre les deux antagonistes, et c’est peut-être cela qui aura les conséquences les plus dramatiques…
Ces pouvoirs « guerriers » régionaux ont longtemps été ignorés, mais ils font cette fois irruption en plein Heian – ici, on parle toujours de la Ville, comme d’un microcosme essentiellement différant du reste, et qu’on aurait voulu croire intouchable. Ils témoignent de ce que, sans que la cour en ait bien conscience, le monde autour d’elle a déjà changé…
Je ne me sens pas d’entrer ici dans les détails extrêmement complexes de cette évolution des provinces (mais la fiscalité, les places relativement limitées à la cour a fortiori tant que les Fujiwara accaparent les fonctions les plus prestigieuses, la nécessité enfin de s’armer pour faire face aux troubles et notamment au brigandage et à la piraterie endémiques, y ont toutes leur part, entre autres…).
Quoi qu’il en soit, les Taïra et les Minamoto sont désormais des acteurs de la politique impériale d’un poids équivalent sinon supérieur à tous les autres. La crise le révèlera de manière incontestable.
LE DIT DE HÔGEN
Le tableau politique – et les choix éditoriaux
Le Dit de Hôgen commence par poser cette situation politique complexe, où magouilles et complots sont de rigueur, qui font parfois intervenir des personnages hauts en couleurs, tel notamment Shinsei, un bien curieux moine à la culture encyclopédique et d’une grande intelligence… mais aussi extrêmement ambitieux et porté aux solutions radicales, dans une optique « réaliste » (j’aurai l’occasion d’y revenir).
Mais j’avouerai que cette entrée en matière est un peu rude – pour un lecteur occidental d’une ignorance crasse tel que votre serviteur… René Sieffert, qui traduit ces œuvres brillamment sans doute – il en a traduit bien d’autres, dans un style qui en rajoute volontiers dans l’archaïsme, mais je suppose que c’est à bon escient –, entendait en faire une édition « littéraire » plutôt que « scientifique », d’où en particulier l’absence de notes, ou de répertoire des très, très nombreux protagonistes ; or leurs noms sont parfois (souvent) très proches, et ils sont prompts à mettre en valeur leur gloire en s’étendant sur leur imposante généalogie (rappelons au passage que tant les Taïra que les Minamoto descendaient de la famille impériale), qui s’accompagne à chaque étape des titres complexes et ronflants d’une cour envahie de prérogatives et d’offices hermétiques (héritage du modèle chinois via le confucianisme ?) ; si l’on y rajoute leurs liens familiaux complexes, et leur goût des épithètes (par ailleurs variables), on a tôt fait de s’y perdre…
Pourtant, la subtilité des complots politiques de la première partie ne laisse pas indifférent – même si leurs tenants et aboutissants peuvent nous échapper, tant il s’agit plus de luttes entre des personnes qu’entre des programmes politiques…
La bataille dans la Ville
Mais la guerre change la donne – s’invitant, au grand dam des contemporains, en pleine Ville ! En fait, cette unique bataille ne fait pas intervenir des effectifs colossaux, et doit composer avec le plan de Heian et les particularités du combat urbain – pas grand-chose à voir, somme toute, avec une bataille rangée opposant des contingents conséquents.
Pour autant, elle ne manque pas de caractère épique – et d’un souffle propre à ce genre d’épopée. D’autant sans doute que la bataille, plutôt que d’être envisagée dans sa globalité, est plutôt ici l’occasion de saynètes particulières, presque des duels en fait, opposant tel vaillant guerrier à tel autre. Invariablement, l’attaquant fait étalage de sa généalogie, laisse son adversaire répondre sur le même ton, et les deux livrent combat – mais il y a des particularités à noter : tout d’abord, contre l’image classique (mais sans doute ultérieure) du fier samouraï habile au sabre, ces affrontements, ici, tout en conservant ce caractère de duel, opposent avant tout des archers ; mais il faut aussi noter combien ces affrontements entretiennent une relation ambiguë au point d’honneur – la morale de l’archer pourrait être fluctuante, mais l’on voit ici, en maintes occasions, de vaillants guerriers choisissant de ne pas décocher telle flèche particulièrement stratégique parce que cela ne serait « pas honorable »... De même, on croise régulièrement des combattants admiratifs des dons martiaux de leurs adversaires, au point de demander à leur hommes… de les empêcher de les tuer ! Car ce seraient de bien trop grandes pertes… Tout cela ne tardera guère à changer.
Cette forme particulière singularise l’affrontement, sans pour autant lui faire perdre en intensité dramatique – bien au contraire ? Mais il est aussi l’occasion de comportements auxquels on s’attend davantage en pareil cas – ainsi de la fougue de ces jeunes combattants, dont la bravoure est admirable, mais qui demande à être parfois un brin contenue…
Une figure épique : Hachirô Tamétomo
Par ailleurs, on y trouve bien des héros (et des lâches tout autant, encore que cette dernière dimension me paraisse plus sensible dans Le Dit de Heiji, plus loin). Le plus remarquable guerrier lors de cette longue et complexe séquence, le plus « bigger than life » si vous m’autorisez cette expression barbare, est probablement Hachirô Tamétomo, dans le camp du nouvel empereur retiré (qui est donc vaincu) : de tous, il est le plus brave, mais aussi le plus efficace – et peut-être parce que sa morale est moins rigide ?
Quoi qu’il en soit, cet homme est d’une tout autre stature que ses compagnons et adversaires – il est une figure hors-normes ; aussi, plus loin, se verra-t-il réservé un triste sort à l’avenant : un temps brigand, et avec ô combien de fougue, il est enfin capturé par ses ennemis ; ceux-ci n’osent exécuter un si brillant archer… Mais, en même temps, lui laisser la possibilité d’user de son arc serait bien trop dangereux ! On se contente donc de l’exiler – mais non sans lui avoir brisé les membres au préalable… Ce dont le bravache héros s’accommode semble-t-il très bien, lui qui continue imperturbablement de railler ses ravisseurs !
L’heure des représailles
Toutefois, le grand moment à mon sens du Dit de Hôgen, et celui qui m’a en tout cas le plus fasciné, vient après la bataille, qu’on aurait pu croire le sommet du récit épique. Car le camp vainqueur, celui de l’empereur, se livre bientôt à des représailles extrêmement cruelles – mode d’action éventuellement inspiré par les rigoureux conseils de Shinsei. Et c’est alors, en fait, que l’on en arrive à mon sens au contenu pleinement littéraire du texte – le ton relativement détaché de la chronique politico-militaire laisse en effet la place à autant de tableaux poignants voire déchirants, que le narrateur met joliment en scène.
Le plus terrible est sans doute quand ces représailles en viennent à s’exercer dans une même famille – et en l’occurrence celle des Minamoto… En effet, si, comme dit plus haut, les clans des Taïra et des Minamoto ne se sont pas engagés en bloc pour tel ou tel parti, il n’en reste pas moins que la majorité des Minamoto ont servi le camp défait. Mais pas Yoshitomo, qui ne se contenta pas de se battre pour le camp vainqueur : c’est en effet à lui que l’on devait la stratégie d’attaque nocturne qui a décidé de la victoire !
Sans doute en a-t-il été bien mal récompensé… puisqu’on n’en a pas moins exigé de lui qu’il s’occupe personnellement d’éliminer les « rebelles » de sa famille. Parmi lesquels… son propre père, Taméyoshi ! Et peu importe que le vieil homme soit entré en religion… Yoshitomo a obéi aux ordres, ce qui a considérablement choqué alors – à vrai dire, on prétendait que c’était sans précédent…
Mais il y a plus terrible encore – car Taméyoshi avait une abondante descendante : Yoshitomo avait de nombreux frères… Et la scène la plus pathétique (au bon sens du terme) du Dit de Hôgen le voit donner l’ordre – ou plus exactement le transmettre – d’exécuter ses quatre plus jeunes frères, encore des enfants, mais pas moins considérés « dangereux »…
Yoshitomo obéit, oui… mais il en garde une profonde rancune : bientôt, à ses yeux, le triste sort qu’on lui a imposé de faire subir à son propre sang émane d’une manigance des Taïra ; or leur chef, Kiyomori, se montre toujours plus arrogant – et Yoshitomo compte bien en obtenir vengeance…
La fin du nouvel empereur retiré
La dimension pleinement littéraire de la fin du Dit de Hôgen s’affirme enfin dans un autre registre, s’il est tout aussi volontiers lacrymal, quand il s’agit de dépeindre la fin du nouvel empereur retiré : lui n’a pas été exécuté, famille oblige, mais simplement exilé. Le tableau de cet homme qui avait tout et n’a plus rien ne laisse pas indifférent, d’autant qu’il se mêle d’une touchante introspection poétique, alors même que l’allure du renégat, de plus en plus négligée, lui confère en ultime ressort une stature mythologique – on dit même qu’il en était venu à ressembler à un tengu !
Là encore, le récit s’éloigne du simple compte rendu factuel, pour dégager une atmosphère toute romanesque, imprégnée également de considérations philosophiques sur le thème classique de « l’inconstance du monde », qui n’est jamais aussi pertinent qu’à cette période précise… Par ailleurs, j’ai l’impression que l’auteur a ménagé des effets dans son récit (ou ceux qui l’ont repris ultérieurement, y compris les vagabonds aveugles qui chantaient l’épopée en s’accompagnant au biwa) : le sort du nouvel empereur retiré, et la froideur de Yoshitomo, laissent entendre que les choses ne s’arrêteront pas ainsi – dès lors, la nécessité d’une suite s’impose, et ce sera Le Dit de Heiji.
LE DIT DE HEIJI
Le Dit de Heiji se déroule quelque temps plus tard, sur une période là encore assez brève. Il rapporte le véritable commencement de l’affrontement entre les Taïra et les Minamoto – mais pour l’heure au bénéfice des Taïra et de leur chef avide de pouvoir, Kiyomori. Il faut en effet que les Minamoto se retrouvent plus bas que terre pour que, dans une perspective épique, leur vengeance ne soit que plus saisissante… Par ailleurs, les commentaires distinguant le récit d’un simple compte rendu factuel sont ici plus flagrants – on a l’impression, beaucoup plus assumée, d’un narrateur qui prend parti, et tire volontiers des leçons tant politiques qu’éthiques des événements qu’il rapporte ; et ce dès le tout début, en fait, qui tient plus de la dissertation politique abstraite que de la chronique, et, dès lors, donne un cap au récit qui suivra.
Shinsei contre Nobuyori
On retrouve ici le moine Shinsei, qui n’était pas pour rien dans la victoire de Hôgen et dans l’évolution de la politique intérieure depuis. L’ambitieux religieux avait acquis un pouvoir considérable, qui ne pouvait que susciter l’envie – a fortiori chez des plus ou moins parvenus au moins aussi arrivistes que lui-même… C’est le cas d’un certain Nobuyori, qui avait connu une ascension fulgurante ; il n’avait pas manqué d’attirer l’attention de Shinsei, qui y voyait un homme dangereux, et sans doute à abattre au plus tôt… De ceci Nobuyori était bien conscient, qui a décidé de frapper le premier.
Pour cela, il lui fallait un allié de poids. Il était tout désigné : Yoshitomo lui-même, qui vouait une haine mortelle aux Taïra dans l’entourage de l’empereur et de Shinsei, leur imputant la ruine de sa famille…
Ils lancent l’assaut sur la demeure de Shinsei, qu’ils incendient – stratégie semble-t-il très commune alors. L’assaut est d’une grande brutalité, et les hommes de Yoshitomo ne font pas de quartier : ils massacrent tous ceux qui tentent de fuir la demeure, femmes et enfants compris, au prétexte improbable que Shinsei aurait pu se déguiser !
En fait, Shinsei, confronté à ce drame, ne pouvait pas en réchapper indemne ; mais il choisit de mourir de sa propre main, encore que l’expression ne soit pas très pertinente, du fait du procédé incongru : il demande à ses serviteurs de l’enterrer vivant !
Shinsei, jusqu’alors, n’avait rien d’un personnage très sympathique. Mais le conteur, désireux d’appuyer sur ce qui le distinguait de son rival Nobuyori, revient longuement sur son immense culture et sa remarquable intelligence : c’était bien un homme hors du commun… et que, dans ces circonstances, on en vient à admirer d’autant plus que son rival nous est dépeint comme un lâche (Yoshitomo lui-même ne mâche pas ses mots à son encontre), et par ailleurs un arriviste beaucoup trop pressé d’arriver. Ses excès en la matière lui valent bientôt la haine de tout un chacun…
En fait, bientôt, tant l’empereur que l’empereur retiré en viennent à se méfier de l’ambitieux fonctionnaire – et alors même que Nobuyori comptait s’assurer de leurs personnes, les monarques fuient la ville ! L’affrontement recommence, désastreux pour le camp de Nobuyori, qui disparaît comme un pleutre, sans que personne ne le regrette.
Les ultimes malheurs de Yoshitomo
Mais le grand perdant dans cette affaire est Yoshitomo, sans doute – lui qui avait déjà dû massacrer, de sa propre main ou presque, nombre des membres de sa famille, dont son père, est maintenant un « renégat », avec les innombrables forces des Taïra à ses trousses…
À la différence de Nobuyori qu’il méprise, Yoshitomo n’a rien d’un couard – et rien non plus d’un imbécile. Mais sa fuite éperdue – il y est contraint par les circonstances – sera émaillée de nouveaux drames qui achèveront de faire du personnage, à son tour, une figure quasi mythologique. Ce qui vaut aussi sans doute pour un de ses fils, Yoshihira, surnommé « Genda le Mauvais » ; en fait, c’est ce Genda qui, dans une certaine mesure, reprend ici, et dans les mêmes dispositions littéraires, le rôle de Hachirô Tamétomo.
Il faut dire que la défaite est rude… et que Yoshitomo semble toujours porté à massacrer les siens, si c’est pour des raisons bien différentes : sa route est émaillée de meurtres afin d’éviter que ses proches ne tombent aux mains des Taïra, quand ils ne se suicident pas d’eux-mêmes…
Ce qui devait arriver arrive : Yoshitomo est enfin trahi par un féal – en outre lié par le sang et l’alliance matrimoniale avec le compagnon que le chef des Minamoto s’était choisi dans les derniers moments de sa fuite. Le traître abject est conspué de tous – Taïra compris : l’homme a trahi son suzerain dans l’espoir de s’accaparer ses domaines, et ose trouver toute récompense inférieure insuffisante ? Il n’aura rien du tout ! Aucun personnage ici sans doute, pas même Nobuyori, ou Yoshitomo lui-même après avoir fait tuer son propre père et ses petits frères encore enfants dans Le Dit de Hôgen, ne suscite autant la haine du conteur…
Les fils de Yoshitomo contre les Heiké
Mais le triste sort de Yoshitomo, là encore de manière très littéraire, fait quelque peu office d’ultime justification à la vengeance de ses fils – annonçant à terme le complet renversement de la situation, les Minamoto alors réduits à rien ou presque écrasant enfin les Taïra plus que jamais superbes…
Nous avions donc déjà croisé Genda le Mauvais. Guerrier habile et d’un courage sans faille, il entend se venger des Taïra – et peu importe qu’il soit tout seul contre le pouvoir central entier ! Évidemment, l’entreprise hardie échoue – mais cela ne fait que confirmer sa stature mythologique, à son tour : la malédiction qu’il jette à la face de ses bourreaux, et qui semble se produire ultérieurement (vague élément surnaturel, mais surtout d’un grand potentiel romanesque), laisse deviner la fin proche des Heiké.
C’est pourtant un autre fils de Yoshitomo qui accomplira l’ultime vengeance : Yoritomo, plus jeune que Yoshihira, mais que leur père lui préférait, y voyant un futur grand guerrier ; aussi lui avait-il, par exemple, confié le sabre familial. Pourtant, dans ces pages, Yoritomo n’a pas grand-chose d’un vaillant samouraï : nettement moins charismatique que son frère Genda le Mauvais, il est même à la limite du ridicule, à plusieurs reprises – notamment pour s’être endormi à cheval, et avoir été ainsi distancé par les siens dans leur fuite éperdue : c’est dans ces circonstances guère glorieuses qu’il est arrêté par les Taïra. Par miracle, ou au prix d’une argumentation spécieuse qui paraîtrait ne pouvoir porter ses fruits que dans le moins crédible des romans, Yoritomo échappe à la mort ; il n’est qu’exilé – et, là-bas, fait un rêve annonciateur de la suite…
Car Yoritomo, s’il ne sera pas le grand guerrier qu’imaginait son père, sera par contre un brillant politicien, et suffisamment sage pour tenir compte de la parole de ses conseillers plutôt que de se lancer dans telle ou telle action malencontreuse à force d’être précipitée ; et c’est en homme politique au moins autant qu’en stratège qu’il scellera le sort de ses rivaux : il écrasera enfin les Taïra (récit au cœur du Dit des Heiké, donc, que je lis prochainement), et, bien loin de reproduire les erreurs de ses prédécesseurs dans ces complexes affaires, comprendra qu’il est nécessaire de chambouler entièrement le système du Japon de Heian pour assurer le pouvoir des siens et sa pérennité – c’est lui qui, en définitive, mettra le terme à l’ère Heian, et inaugurera pleinement le Moyen-Âge japonais en instaurant le shôgunat de Kamakura en 1185.
L’ASTUCE D’UN GRAND RÉCIT LITTÉRAIRE
J’y suis revenu à plusieurs reprises, et peut-être dis-je des bêtises, mais c’est vraiment dans ces dimensions-là que les Dits de Hôgen et de Heiji acquièrent à mes yeux une allure pleinement littéraire. L’auteur anonyme, les auteurs peut-être, et peut-être aussi faut-il y rajouter les moines aveugles chantant l’épopée dans les châteaux en s’accompagnant au biwa, équivalents de nos trouvères et troubadours à peu près à la même époque, tous n’entendent pas seulement exposer des faits, mais en faire des récits. Si le tout début du Dit de Hôgen peut laisser redouter la sécheresse d’un rapport factuel, la donne change avec les grands gestes de la bataille, mais peut-être plus encore avec le tableau poignant et peut-être même cauchemardesque des représailles.
Or cette structure se répète dans Le Dit de Heiji (encore qu’avec plus de subtilité pour le livre premier – en témoignent tout particulièrement l’introduction au ton philosophique et l’apologie au moins intellectuelle de Shinsei), et les mêmes causes y produisent les mêmes effets : le souffle des batailles transporte le lecteur, mais, surtout, loin de l’honneur supposé du champ de bataille, ce sont bien plutôt l’horreur et la douleur des vaincus qui font le sel de l’œuvre. Ce contenu n’a rien de froid ou de sec : il se veut émouvant, et y parvient sans peine.
En soi, on n’est déjà plus ici dans l’œuvre d’historien – et quand, dans les deux ouvrages, de discrètes annonces des temps à venir se faufilent dans le récit, la conviction se fait nette de ce qu’on est en présence d’une narration pleinement conçue comme telle, qui entend distraire et toucher, peut-être aussi édifier, mais dans une perspective peu ou prou romanesque.
UNE CULTURE QUI ÉMERGE
C’est à mon sens ce qui rend ces Dits fascinants. J’en avais entamé la lecture « pour ma culture », disons, et ne m’attendais pas à ce que son contenu me touche autant – qui plus est en dehors des scènes de bataille que la qualification « épique » du cycle tend peut-être à mettre en avant, quand ce n’est pas forcément ce qu’il s’y trouve de plus remarquable.
Une très bonne surprise, donc – et dont on peut, j’imagine, tirer des enseignements ? Les contemporains choqués par ces crises y voyaient la fin du monde – mais c’était bien plutôt la fin d’un monde… Et la culture guerrière qui, dès lors, devient prépondérante au Japon, jusqu’à l’apogée du Sengoku plus de trois siècles après, avant que Tokugawa Iéyasu n’inaugure l’ère Edo et ses deux siècles et demi de paix, est pleinement culture : elle substitue sans doute au raffinement de la cour de Heian, à ses poèmes de circonstance, à ses journaux semi-intimes et aux galanteries du Dit du Genji d’autres formes littéraires – mais celles-ci ont leur valeur propre, et peut-être un raffinement propre, si essentiellement différent…
Je lis prochainement Le Dit des Heiké, on verra bien.