Le ghetto intérieur… un titre percutant pour un roman qui l’est bien plus encore.
Santiago H. Amigorena, auteur argentin vivant actuellement en France, écrit ici un livre poignant sur la Shoa, sur l’identité juive, la culpabilité et le silence.
Vicente Rosenberg est arrivé en Argentine en 1928. Il a rencontré Rosita Szapire cinq ans plus tard. Vicente et Rosita se sont aimés et ils ont eu trois enfants. Mais lorsque Vicente a su que sa mère allait mourir dans le ghetto de Varsovie, il a décidé de se taire. Ce roman raconte l’histoire de ce silence – qui est aussi devenu le mien, dit Santiago H. Amigorena en quatrième de couverture.
Et le silence, l’auteur connait. Muet de naissance, il le vit dans ses tripes depuis longtemps. Ce qui ne l'a pas empêché, il est vrai, de s'exprimer à travers son oeuvre romanesque et les nombreux scénarios de film qu'il a signé. Un coup d’œil sur sa bibliographie suffit à nous en convaincre.
Dans ce 10e roman, le silence est celui de la culpabilité de l’homme, Vicente Rosenberg, qui s’est toujours promis de revenir un jour vers sa famille à Varsovie. Mais, happé par le quotidien, l’espoir d’un monde de paix, les projets d’une vie de famille, d’une réussite professionnelle, il n’a pas pu entendre ce que disait sa mère dans ses lettres. Envoyées d’un Varsovie, terrain de jeux de l’antisémitisme nazis et des froids calculs d’anéantissement total d’un monde juif, ces besoins exprimés, ces manques et demandes apparaissent, de nos jours, comme d'évidentes alarmes. Comment de tels signaux n'ont-ils pas été mieux perçus ? Comment n’ont-ils pas déclenché les réflexes moraux à mettre en œuvre ? Voilà bien une réflexion bien-pensante qui ne tient pas compte des méandres de l'esprit capable de se construire tant de verrous et de cadenas face à l'impensable, l'inadmissible et pourtant bien réel quotidien du ghetto de Varsovie. Ce roman retrace la parallèle descente en abîme de l'Europe des années 30-40 et celle d'un émigré juif qui peine à se définir comme tel, sent que le monde bascule, mais ne sait comment contrecarrer ce glissement, cette perte d'humanité.
Un roman puissant. Un angle d’approche de la Shoa original qui ne peut laisser indifférent. Peut-on imaginer cette ghettoïsation intérieure ? Peut-on deviner les forces de destruction qui murent un homme, un mari, un père, un fils dans un silence qui ne laisse aucune place à l’avenir, à la renaissance ? Santiago H. Amigorena nous donne d’y croire, même sans tout comprendre. Et il nous invite à nous laisser interpeller par le questionnement de Vicente Rosenberg. Qu’est-ce qu’être juif ? Et pour ceux qui ne le sont, qu’est-ce qui justifie l’antisémitisme et le silence devant celui-ci ?
Avec une écriture simple, construite sur la juxtaposition de phrases courtes, de propositions qui marquent l’enchaînement logique de la pensée, l’auteur nous donne accès à la construction d'une réflexion vitale et aux questions qu’elle suscite, aux peurs ou envies de fuites qu’elle révèle. Le style de S. H. Amigorena nous prend par la main et nous conduit au cœur de ce silence, ghetto intérieur qui ne manquera pas de nous bousculer à propos de la vie, des choix à poser, des paroles à dire, des silences à partager.
Un grand roman de cette rentrée littéraire de fin 2019 ! Je ne peux qu'en conseiller la lecture, de même que celle des excellentes critiques lues dans la Presse ou sur les sites de partages littéraires.
Un peu plus? https://frconstant.com/2019/11/16/le-ghetto-interieur/