Le grain tombé entre les meules est le deuxième des trois tomes des mémoires d'Alexandre Soljenitsyne et il représente la suite ainsi que le parfait miroir du Veau. Il est donc assez étrange de constater que plus de vingt ans séparent les deux ouvrages ! (1975-1998).
Dans le Veau, Soljenitsyne parle de sa vie d'écrivain en URSS. Sa manière d'écrire ses œuvres, de les dissimuler au pouvoir soviétique, de les faires circuler en Samizdat. Il y dresse le portrait d'une société corsetée et le combat qu'il y mène pour la vérité et la liberté, dans une tentative courageuse de faire vivre la tradition littéraire russe.
Le grain tombé entre les meules raconte le début de sa vie d'exilé, en Occident. Tout d'abord brièvement en Suisse, puis dans le Vermont aux Etats-Unis, dans sa propriété qu'il a nommé Les cinq ruisseaux. En cinq chapitres très denses, Soljenitsyne dresse le panorama d'un Occident qui est loin d'être un eldorado pour lui, et détaille également ses difficultés d'adaptation suite à son expulsion de l'URSS consécutive à la publication de l'Archipel en France.
Des questions basiques comme où se loger deviennent rapidement prégnantes. Mais plus que ces questions d'ordre pratique, Soljenitsyne sera rapidement confronté à des questions autrement plus matérialistes qui sont liées directement à ses finances et à son copyright.
Car là où en URSS, il destinait le plus souvent ses écrits au placard, en Occident, ses manuscrits valent de l'or et cela crée un certain nombre de problèmes. Quand l'auteur dissident est loin derrière le rideau de fer, il est facile de gérer ses affaires en faisant croire que tout va bien, mais lorsque ce dernier débarque, les choses s'enveniment. C'est ce que décrit l'auteur dans le deuxième chapitre intitulé Rapaces et benêts. Tout un programme. De son avocat Hebb, incompétent sur les question de propriété intellectuelle, à ses compatriotes qui l'ont aidé à sortir ses manuscrits de Russie mais qui n'ont pas forcément veillé du mieux de leurs habileté à ses intérêts. A savoir le rôle fondamental de la famille Carlisle, avec la fameuse Olga. Olga Carlisle, né Andreyev, est un personnage capital de ce livre. Et il explique sa date de parution. Soljenitsyne y règle ses comptes et répond à ce que diverses personnes ont pu écrire à son sujet. Notamment Olga, qui été chargée de faire paraitre Le Premier Cercle en Occident. Mais entre traductions médiocres et querelles sur le Copyright, la relation entre les deux compatriotes va se déliter. Et même si le rôle de la famille Andreyev a été capital pour faire sortir les manuscrit d'URSS (le frère Sacha s'étant chargé de faire parvenir le manuscrit de l'Archipel en Occident), ces derniers ressortent de ce livre avec une image peu reluisante. L'auteur russe en a après ses éditeurs également, notamment sur la question des droits d'auteur de l'Archipel. Au départ, son idée était de n'en toucher aucun, ne souhaitant pas gagner de l'argent avec l'histoire des martyrs russes. Finalement, le taux de 5% lui a été accordé, argent destiné à abonder un fond social russe en destination des détenus du Goulag. Mais malheureusement, cette bonne idée va s'avérer difficile à exécuter. Entre les éditeur peu conciliants à faires des dons (l'auteur peut pourtant prétendre en général à 15%), et le problèmes rencontrés par les gestionnaires du fond en URSS.
Soljenitsyne raconte également ses problèmes avec la presse occidentale, entre incompréhension et confrontation directe. Ainsi, il la qualifie de pire que le KGB lorsque des paparazzis indélicats suivent ses faits et gestes. Il critique surtout la quête du sensationnalisme, et l'usage fait de la liberté d'expression uniquement pour susciter de vaines polémiques (Etrangement encore d'actualité en 2021). Et l'on se rend compte malheureusement que la presse occidentale est également prête à verser dans le mensonge (notamment Le Monde...). Parfois de façon très caustique, l'auteur répond à ses détracteurs. Mais on constate également que le KGB n'est jamais loin et qu'il alimente souvent lui-même certaines polémiques ou même certains procès !
Il est également question des vertus des différents pays occidentaux, notamment la propreté et la netteté de la Suisse, avec son système de démocratie directe au sein des cantons assez fascinant. De la douceur de vivre de la France même si parfois, sa propreté laisse à désirer. Des grands espaces du Canada où l'on peut se promener en train à sa guise. De la douceur de la Suède où il récupère enfin son prix Nobel. Le casino de Monte Carlo dont il prend des notes descriptives pour un éventuel futur livre. De la virilité de la Norvège et enfin, de l'étonnante proximité des Etats-Unis avec la Russie, ce qui conduira Soljenitsyne à y établir sa résidence.
Enfin, Soljenitsyne livre ici son livre le plus personnel. Le Veau était bien entendu un livre de mémoires mais on n'entrait pas dans l'intime tant il était dans le combat. L'auteur se livre ici comme jamais, au sujet de sa famille, sa femme, ses enfants, son père mort avant sa naissance et surtout, ses amis d'enfance dont certains se retrouveront à l'initiative d'attaques terribles contre lui. Ce qui le meurtrit visiblement. Une certain émotion transparait dans sa réponse, dans sa façon de s'adresser à ses anciens camarades de classe comme s'ils étaient encore à l'école dans les dernières pages. Ce livre est aussi très personnel dans les opinions exprimées. Certains passages étant à cet égard étonnants et sujet à caution, notamment la défense ardente que l'auteur fait du général Franco, de funeste réputation en Espagne.
Cependant, tout cela n'empêche pas de lire ce gros livre avec plaisir. L'ouvrir donne l'impression de retrouver un vieil ami grâce à un style franc et direct. Un vieil ami blessé lors de son début d'exil en occident. Car il est le grain qui empêche les choses de tourner en rond et que la meuleuse conjointe du bloc communiste et de l'occident essaye de le broyer. Rarement un titre aura été aussi bien trouvé.