Autant le dire tout de suite, ce roman n'appartient définitivement pas à la catégorie de ceux qui se lisent facilement. Aussi chaotique que les carrefours de Dehli aux heures de pointe, la narration vous donnera sans doute parfois l'impression d'être perdu au milieu des trajectoires de tous les protagonistes, perplexe devant les paradoxes évidents de la société indienne et ignorant des subtilités de l'histoire de ce grand pays. Pourtant si vous acceptez de perdre un peu pied, le roman vous offrira un voyage d'une richesse incroyable, allliant portrait réaliste de l'Inde contemporaine, personnages aussi complexes qu'attachants et écriture toute en finesse.
Grande fresque sociale et politique dans laquelle transparaît les convictions de son auteur, Le Ministère du bonheur suprême c'est l'histoire de toute l'Inde contemporaine concentrée dans les destinées croisées d'Anjun, une hijra (nom donné en Inde aux personnes transgenre), et de Tilo, jeune femme indépendante aux choix de vie audacieux. L'occasion pour le lecteur de découvrir un peu mieux les spécificités de l'Inde mais aussi de réaliser que derrière l'exotisme se cache toujours une forme d'universalité puisque l'injustice sociale n'est malheureusement pas le propre d'une société de castes, pas plus que le Cachemire n'a le monopole des problématiques relatives à la cohabitation religieuse.
Et même aux moments où le lecteur se sent plus désorienté que jamais au milieu de cette foule de personnages et d'informations à assimiler, l'écriture remarquable d'Arundhati Roy est là pour l'aider à ressentir à défaut de réellement comprendre. Ainsi les mots sont dotés d'une telle force et les descriptions si réussies que, sans avoir bougé de chez lui, le lecteur a l'impression d'avoir vécu le choc décrit par les voyageurs occidentaux à la découverte des métropoles indiennes, senti la tension aux checkpoints sur la route du Cachemire et vu les parures chatoyantes des hijras qui dansent. Et rien que ça c'est une expérience qui vaut la peine d'être vécue.