Le Morateur

Résumé : Certains lieux habités, d'autres, déserts, mais comme marqués encore de l'empreinte de tous ceux qui y ont vécu même passagèrement, semblent résister à la traversée du temps et conserver, malgré le changement, quelque chose d'essentiel en profondeur, une identité peut-être illusoire, périssable sans aucun doute. Certains lieux morbides, languissants, se vident peu à peu de leur substance, comme le sang d'une blessure, ils apparaissent sordides, désaffectés, atteints d'une maladie inguérissable, d'autres, enfin, ont bien du mal à convaincre de leur existence. Parmi les plus envoûtants d'entre eux, il en est un qui me revient souvent en mémoire pour l'avoir découvert il y a fort longtemps et y être revenu à des époques hautement décisives de ma vie : un lieu vacant, comme anéanti, à l'entrée d'un val ténébreux, encaissé, situé sur les premiers contreforts calcaires, préhistoriques, de la montagne, au large de la ville. Lieu solitaire au rebord d'un plateau, où il y avait un hameau autrefois, avec un moulin vraisemblablement, quelques maisons désormais en ruine, noyées par un barrage d'eau croupissante, une terre dévastée en somme, un endroit désolé qui fut l'objet du premier récit d'un de mes anciens amis désireux de restituer par l'écriture le passé et jusqu'au nom oublié de ce qui avait pris place ici même et avait bel et bien disparu depuis des lustres. Projet abandonné à coup sûr, après bien des années, pendant lesquelles il m'est arrivé pour ma part de retourner là-bas, seul ou accompagné, dans un état de désarroi ou de bonheur inquiet, de m'y rendre pour prendre des photos ou passer quelques heures commémoratives, au chevet d'un monde perdu.