L'amertume d'une vie trop vite écoulée

L'œuvre d'Hans Christian Andersen ne brille guère par son optimisme et le conte dont il est ici question ne saurait contredire ce constat.


L'écrivain a connu un parcours marqué par une certaine pauvreté pendant l'enfance et un besoin maladif de reconnaissance auprès des hautes sphères de la société pour le reste de sa vie d'adulte, ce qui a sans doute déteint sur son art.


Il est à noter que ses écrits sont loin de se limiter au domaine du conte, bien que ce soit principalement ce pour quoi son œuvre est passée à la postérité.
Andersen est en effet l'auteur de divers romans, dont "Être ou ne pas être", titre qui n'est pas sans rappeler la fameuse tirade d'Hamlet ou « l'hommage » rendu par Arnold Schwarzenegger au théâtre de Shakespeare via "Last Action Hero".


Les premiers contes de l'écrivain danois sont parus via des brochures à partir de 1832. Contrairement à ce qu'on pourrait croire à la lecture du recueil daté de 1835 et intitulé "Contes pour enfants", ces derniers étaient loin d'être exclusivement adressés à d’affreuses petites têtes blondes.
L'œuvre singulière d'Andersen s'émancipe à divers égards des maîtres du genre que sont Charles Perrault et les frères Grimm. Les histoires du conteur scandinave ne proviennent pas tant d'une réappropriation des récits hérités de la tradition orale que des méandres de son imagination.


Ses récits n’en portent pas moins la marque du merveilleux, convoquant diverses figures royales et princières, sans oublier bien sûr des créatures folkloriques telles que les fées et les sirènes. Mêmes des objets et végétaux se voient soudainement animés, d'un soldat de plomb à une malle en passant par un sapin.
Il faut cependant tenir compte du fait que dans la majorité de ses écrits, la magie ne résulte pas tant de l'inexpliqué que d'une manifestation du divin, reflétant ainsi l'éducation chrétienne reçue par l'auteur.


Parmi les contes les plus emblématiques d'Andersen, on peut notamment relever "Le Vilain Petit Canard", "Les Habits neufs de l'empereur", "Les Cygnes sauvages", "La Petite Fille aux allumettes" (dépressifs s’abstenir), "La Petite Sirène" ou encore "La Reine des neiges", qui connut d'ailleurs de multiples adaptations cinématographiques. La version proposée par Disney ("Frozen" outre-Atlantique) est sans doute la plus connue alors qu'elle n'a en vérité que très peu de rapport avec le récit d'origine.
Même si les pérégrinations de deux enfants confrontés à une antagoniste ayant sans doute inspiré la Sorcière blanche de C.S. Lewis auraient pu se prêter à une analyse plus approfondie en cette période hivernale, nous allons plutôt nous focaliser sur "Le sapin".


Le lecteur est invité à suivre la vie d'un « charmant petit sapin » de sa naissance à sa fin prématurée. Ce dernier souhaite égaler ses congénères et rien ne semble pouvoir réfréner ses aspirations de grandeur, pas même la perspective de voguer sur les océans. On lui a de surcroît rapporté que les arbres jusqu'ici embarqués par les bûcherons se voyaient ensuite richement décorés, paradant dans les chaumières. Comme notre personnage est encore trop jeune, personne ne vient jamais le chercher, ce qui accroît son impatience, jusqu'au jour où arrive son tour. Il vit alors le moment tant attendu, brillant de mille feux, cerné d'enfants et bercé de contes qu'il tient pour vrai dans sa grande naïveté.
La chute n'en sera que plus rude. Une fois la période des fêtes passée, le sapin est abandonné dans un sombre grenier, avec pour seul auditoire des souris et des rats vite lassés de sa propension à répéter toujours les mêmes histoires, à l'aune desquelles il réalise qu'il n'a pas su apprécier la réelle valeur de sa jeunesse et les douceurs d'une vie désormais révolue. Rongé par le regret et la décrépitude, il finira consumé.


Cette œuvre est remarquable à plus d'un titre, à commencer par les qualités d'écriture inhérentes au style d'Hans Christian Andersen. La plupart de ses contes sont empreints d'une ironie acerbe et "Le sapin" n'échappe assurément pas à la règle, ce dont atteste l'extraordinaire ingénuité d'un personnage biberonné à un modèle de réussite qu'il ne remettra pas une seule fois en cause, quitte à se raconter des histoires au sens propre comme figuré.
Même si la traduction ne permet pas toujours de saisir les subtilités de langage de l'écrivain danois, ce dernier dispose d'un degré de maîtrise rarement égalé et cela lui permet de communiquer les idées les plus fines, sans qu'il soit nécessaire de convoquer une morale sentencieuse pour constamment les appuyer.


Ce conte met en exergue les vicissitudes de la condition humaine, caractérisée avant tout par une existence éphémère, tant et si bien qu'elle nous file entre les doigts avant même qu'on ait été en mesure de pleinement en profiter, avec en filigrane la crainte non pas de mourir, mais de ne pas avoir assez vécu.
Le sapin renvoie à la situation de tout un chacun, d'abord désireux de grandir et d'être reconnu dans un monde d'adultes, avant d'être rattrapé par la vie et gagné par une certaine nostalgie. On ne prend conscience de la valeur des choses qu'après les avoir perdues, telle l’insouciance d'une jeunesse évanouie. Le petit conifère d'antan n'est alors plus qu'un vieillard radotant sur sa gloire passée, avant d'être mis à mort à la manière d'un aliment de "Sausage Party" ayant réalisé trop tard que ça sentait le sapin.


On observe aussi différentes similitudes entre le conte et la vie d'Andersen lui-même, qui était souvent invité dans les salons pour « orner » les conversations sans pour autant pouvoir outrepasser les barrières établies selon les distinctions sociales de l'époque, puisqu'on ne se privait pas de lui rappeler où était sa place.
Il est d'ailleurs amusant de constater à quel point un écrivain trop longtemps affublé de l'étiquette « auteur pour enfants » ne se prive guère ici de dresser un portrait peu flatteur de ce public. Le caractère très influençable des souris, dont l'avis fait office de girouette, semble être quant à lui une allusion à peine voilée aux critiques littéraires de son temps.


Le conteur danois pointe également du doigt le conformisme généré par l'acceptation d'un certain standard de réussite, qui repose avant tout sur l'apparat et le souhait d'être au centre de toutes les attentions, quitte à se jeter à corps perdu dans une quête de prime abord prometteuse en négligeant tout le reste, à commencer par ce qu'on a déjà.
L'herbe peut certes être plus verte ailleurs, mais le bonheur se cultive au quotidien et l'apprécier pour ce qu'il est s'avère sans doute plus sage que suivre des chimères aussi dérisoires qu’illusoires, qu'elles s'inscrivent dans la soif de prestige ou le désir de posséder toujours davantage, à l'ère du sacro-saint consumérisme.


La plupart des individus consacrent ainsi l'entièreté de leur existence à la poursuite d'un rêve source d'insatisfaction au lieu de profiter de ce que chaque jour leur offre. On peut certes rétorquer qu'il est plus facile de pratiquer cette philosophie lorsqu'on a la chance de ne pas avoir à lutter pour sa survie.
Néanmoins, ne pas exclure les mauvais côtés de la vie ne saurait nullement signifier qu'il faut céder à l'apathie. Il est avant tout question de savoir apprécier les joies de la vie humaine avant qu'elles soient effacées par d'inoubliables chagrins.


Sur ces belles paroles, passez de joyeuses fêtes. Tendresse et chocolat.

Wheatley
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le 2 janv. 2021

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