Des noms tels que Martin Scorsese ou Francis Ford Coppola font partie de ceux qui reviennent le plus souvent lorsqu'il est question des réalisateurs emblématiques du Nouvel Hollywood, mouvance cinématographique des années 70 inspirée entre autres par la Nouvelle Vague française. Cette période a vu émerger de nouveaux talents capables de proposer des films noirs davantage en adéquation avec les préoccupations sociales de l'époque.
Parmi ces prodiges, Brian De Palma est sans doute le réalisateur qui a su le mieux s'approprier l'héritage d'Alfred Hitchcock, notamment par sa maîtrise de la tension et du suspense, sans oublier bien sûr sa propension aux expérimentations visuelles et un certain maniérisme. Ce dernier nous a ainsi légué des chefs d'oeuvre tels que "Blow Out" ou "L'Impasse". Parmi les films du metteur en scène qui ont durablement marqué les esprits, le flamboyant "Phantom of the Paradise" occupe une place de choix.


Le long-métrage est considéré comme une « comédie musicale », mais il serait plus juste de le qualifier d'opéra-rock. La musique du film est intradiégétique étant donné qu'elle ne fait pas seulement office d'accompagnement lors de séquences où les personnages se mettent subitement à déclamer leur texte en chantant.
Bien au contraire, loin d'échapper à la perception des acteurs du récit, cette dernière fait partie intégrante des différents numéros proposés par le Paradise, nouvelle salle de spectacle inaugurée par Swan, un producteur de musique dénué de scrupule et régnant sans partage sur cet endroit bien mal nommé puisqu'il s'avérera être l'antichambre de l'enfer, « The Hell of it » ♫ . Le Paradise est en effet une allégorie des vicissitudes du show-biz et le portrait acidulé d'une industrie musicale déliquescente.


L'histoire illustre parfaitement ces dérives puisqu'elle relate le parcours de Winslow Leach, jeune artiste qui perd peu à peu son innocence après avoir été à diverses reprises trompé et dépossédé de son œuvre, une cantate ré-interprétant le mythe de Faust, telle une mise en abîme du récit.
Swan reconnaît sans mal le talent du compositeur. Néanmoins, face à son manque de charisme, il préfère l'éjecter des rouages du système et le piéger afin de s'approprier pour lui seul les mérites de la chanson et l'altérer à sa guise, selon la tendance du moment et ce qu'il estime le mieux convenir à son spectacle.
Révolté par de tels procédés, Winslow tente de protester, mais finit défiguré par une presse à disques, avec une voix de surcroît brisée. Arborant un masque pour dissimuler les stigmates de l'infamie, le voilà devenu le Phantom du Paradise. Privé de tout recours et subjugué par le talent de Phoenix, une jeune chanteuse désireuse de faire ses preuves, il consent à signer de son sang un pacte avec l'Antéchrist Swan dans l'espoir qu'elle interprète sa cantate, sans se douter que ses illusions vont être une nouvelle fois brisées par la duplicité du producteur de musique.


Même s'il en présente toutes les caractéristiques, il serait dommage de réduire "Phantom of the Paradise" à un opéra-rock. Le propos du long-métrage n'est pas sans rappeler le cruel constat du morceau « Welcome to the Machine » du groupe britannique Pink Floyd. Le film est en effet une violente satire du milieu du show-biz et de l'industrie musicale, personnifiés en la personne de Swan.
Le pacte entre Winslow et ce dernier renvoie bien évidemment à celui que le savant Faust conclut avec le diable pour accéder à la connaissance, quitte à prendre le risque d'y perdre son âme dans l'oeuvre de Goethe. À ceci près que Swan a lui-même signé un contrat qui lui a permis de s'affranchir des limites de l'humanité. La figure du « héros » et celle de l'antagoniste, liés à jamais par le sang, se rejoignent ainsi, illustrant la prédominance du double dans la filmographie de Brian De Palma.
Tout comme dans "Le Portrait de Dorian Gray", Swan tire son pouvoir, sa jouvence éternelle et son invulnérabilité d'un objet spécifique, ici un disque contenant un enregistrement vidéo sur lequel son double subit à sa place les injures du temps. L'ascendant du producteur et la projection de ses désirs via le Paradise, sur fond de stupre et décadence, ne sont pas sans rappeler l'hédonisme dénoncé par Oscar Wilde dans son roman.


L'oeuvre de Brian De Palma fascine par sa capacité à brasser diverses références et figures iconiques héritées de la littérature gothique, tout en se forgeant, par le truchement d'une interprétation résolument moderne, une identité propre.
La personnalité du Phantom rappelle "Le Fantôme de l'Opéra" de Gaston Leroux, qui dépeint également la fascination qu'une jeune cantatrice exerce sur l'âme damnée d'un lieu maudit. Les origines du monstre qu'est devenu Winslow, relevant moins d'une création divine que de l'oeuvre du diable, peuvent aussi faire écho au "Frankenstein" de Mary Shelley.
Le long-métrage regorge également de clins d'oeil cinématographiques, à commencer par "Le Cabinet du docteur Caligari" de Robert Wiene, illustre représentant de l’expressionnisme allemand.


Outre un propos radical, à défaut d'être subtil, et la myriade de références littéraires autour desquelles le récit s'articule, "Phantom of the Paradise" se distingue avant tout par sa réalisation exceptionnelle.
À mille lieux des austères contraintes de l'ascétisme, le réalisateur puise dans un large répertoire pour mieux donner corps à son récit. Le spectateur ne peut qu'être étourdi par la virtuosité de la mise en scène et les nombreux gimmicks propres à la réalisation de Brian De Palma, des écrans splittés visant à établir un parallèle entre des actions simultanées aux fondus aux noirs en passant par les travellings circulaires. L'outrance pourra toutefois déranger les spectateurs qui n'apprécient pas qu'on leur assène les éléments de manière aussi frontale, à l'instar d'une séquence durant laquelle le public est littéralement apostrophé par le protagoniste.
Cet excès s'accorde ceci dit à merveille avec le propos et les thématiques d'un film voué à mettre en exergue l'hybris d'un sinistre individu et la démesure liée au Paradise. Le long-métrage est imprégné d'une ambiance baroque qui contribue à faire de son visionnage une expérience unique. Sur scène comme dans les coulisses de la salle de spectacle, la profusion des styles musicaux côtoie volontiers le grotesque, jusqu'à la caricature de certaines égéries du rock.


L'oeuvre de Brian De Palma nous touche pourtant par sa poésie et sa mélancolie, ce que reflète à merveille la sublime cantate « Faust » telle que composée et chantée par Winslow. Le Phantom est une figure tragique, un être brisé par la cruauté du monde. Devenu l'âme damnée du Paradise, il se trouve peu à peu dépossédé de son œuvre et de son libre-arbitre, réduit à l'état d'un pantin par l'infâme et machiavélique producteur, jusqu'à ne même plus pouvoir décider de sa propre mort.
Des similitudes peuvent d'ailleurs être relevées entre la désillusion d'un artiste face à la dénaturation de son oeuvre et ce que Brian de Palma a lui-même vécu avec l'un de ses films, "Get to Know Your Rabbit", expérience traumatisante qui lui a valu d'être renvoyé par la Warner et exclu du montage final de son long-métrage.


Figure désincarnée au souffle saccadé et à la voix rauque, le Phantom a inspiré bien des personnages clés de notre imaginaire collectif, à commencer par Dark Vador dans la saga "Star Wars". Le dessinateur Kentaro Miura a quant à lui repris le monstrueux « visage » du monstre pour le principal antagoniste du manga de dark fantasy "Berserk".
Du côté de chez Swan, l'interprétation de Paul Williams, compositeur à l'origine de l'excellente musique du film, achève d'en faire un adversaire d'anthologie. L'acteur William Finley traduit quant à lui à merveille la fragilité de son personnage, auteur et interprète naïf blessé par une industrie broyeuse d'âmes. L'interprétation de Jessica Harper dans le rôle de la chanteuse Phoenix n'est également pas en reste. Sa prestation sur le morceau « Old Souls » nous subjugue autant qu'elle fait chavirer le cœur du Phantom.


Outre les excellents acteurs et l'étendue de leur palette de jeu, les émotions du film sont aussi véhiculées par la mise en scène brillante de Brian De Palma. Bien qu'elle soit très portée sur l'emphase, elle ne se contente pas d'être un exercice de style vain et futile. Dans le cas présent, la narration vient véritablement appuyer le propos du film.
Le passage qui reflète le mieux cette maestria est sans doute la séquence durant laquelle Swan s'approprie littéralement la musique et la voix de Winslow via une technologie qui lui assure la toute puissance tandis que le Phantom n'est plus qu'une marionnette désarticulée. Par-delà sa portée symbolique, la scène se distingue par le travail effectué sur le design sonore et un habile jeu de montage, véritable leçon de cinéma.
Elle s'inscrit pleinement dans la filmographie du réalisateur et sa fascination pour les divers procédés de captation. "Blow Out" porte également la marque de ce « méta-cinéma » caractéristique de l'oeuvre de De Palma. Il est à noter que le Paradise est lui-même truffé de caméras de sécurité conférant à Swan une quasi-omniscience, tel Big Brother dans la dystopie d'Orwell.


Les multiples trouvailles visuelles qui émaillent la réalisation font ainsi du film un vrai bijou, tout en renforçant le discours du metteur en scène, jusqu'à sa fin magistrale, conclusion tragique d'un film sombre, avec l'un des plus mémorables morceaux de Paul Williams.

Créée

le 31 août 2020

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