Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/05/le-clou-qui-depasse-d-andre-l-henoret.html


Le clou qui dépasse ? On tape dessus, dit le proverbe – qui connaît semble-t-il des variantes, y compris quant à son origine culturelle, mais ce n’est certes pas la première fois que je le croise dans un ouvrage consacré au Japon. Celui-ci est assez particulier, qui tient du témoignage, et doublement engagé – car André L’Hénoret (qui est mort il y a quelques jours à peine, le 21 avril dernier, et je n’en avais pas idée en entamant ma lecture) était un prêtre ouvrier, et ce petit volume composé à partir de son journal relate son expérience du milieu ouvrier japonais durant les vingt années où il s’y est inséré, dans les décennies 1970 et 1980.


Ce qui appelle déjà quelques remarques. Tout d’abord, ce « Japon d’en bas » dont parle le sous-titre est d’une certaine manière circonscrit : c’est celui des ouvriers japonais, et plus particulièrement ceux de la sous-traitance. Je suppose que ce sous-titre peut vaguement induire en erreur, surtout, à vrai dire, associé à l’idée de « clou qui dépasse » : l’auteur ne s’intéresse guère au sous-prolétariat, les travailleurs journaliers des yoseba ne sont qu’à peine mentionnés, de même pour les burakumin toujours discriminés malgré la loi (étudiés notamment par le préfacier Jean-François Sabouret, ce qui peut contribuer à induire en erreur), le cas des travailleurs immigrés (coréens notamment – avec tout ce que « l’immigration » peut avoir de mesquin les concernant, d’ailleurs) n’est traité qu’épisodiquement, ce genre de choses. Il s’agit par ailleurs d’un monde d’hommes – on ne croise que bien peu de femmes dans ces pages, qui, durant ces deux décennies, étaient certes plus encore cantonnées au seul foyer qu’elles ne le sont aujourd’hui, même si l’idée d’un travail à temps partiel bien moins rémunéré que celui des hommes était déjà une réalité alors. Ce clou qui dépasse, finalement, concerne peut-être avant tout l’activisme syndical, bien davantage que tout autre statut ou toute autre autre forme de revendication politique, sociale ou sociétale.


Par ailleurs, le prêtre-ouvrier rapporte ce qu’il a vécu au Japon dans les années 1970 et 1980 – soit avant la crise ; l’éclatement de la bulle spéculative, la fin du modèle toyotiste, la remise en cause de l’emploi à vie, les subprimes – autant d’éléments clefs de l’évolution sociale du Japon qui ne sont survenus qu’ultérieurement ; on peut se demander comment notre auteur aurait traité de ces divers éléments, ou, par exemple, envisagé le cas des freeters, ces jeunes qui refusent de s’enfermer dans un emploi, et préfèrent multiplier les expériences précaires mais libres… jusqu’au jour où ce choix n’en est plus un. Ce n’est qu’un exemple… mais, oui, le Japon d’aujourd’hui est à maints égards très différent de celui décrit par l’auteur ; et l’évolution, s’il faut la « juger », n’a probablement pas été très positive...


Et il s’agit donc du récit d’un prêtre-ouvrier. Il y a forcément du curé dans ces pages – comme le note, dans ces termes, l'éminent sociologue japonisant Jean-François Sabouret dans sa très amicale préface (il est semble-t-il celui qui a convaincu André L’Hénoret d’écrire ce livre) ; et il y a dans une égale mesure du syndicaliste – André L’Hénoret cite dans un même mouvement les Évangiles et Marx, ce qui pourra irriter ceux dont l’engagement est plus unilatéral, dans un sens ou dans l'autre. Je ne cacherai pas qu’en certaines occasions, votre serviteur a haussé un sourcil perplexe devant tel message christique généré par une journée de travail sur un chantier… Ce qui n’est pas un constat si inintéressant, en même temps – le statut même de prêtre-ouvrier peut interloquer ; il le fait assurément dans le milieu fréquenté par l’auteur durant ces vingt années : ses collègues japonais ne comprenaient absolument pas pourquoi il faisait cela… Il choisissait de travailler dans la sous-traitance ? Mais il aurait pu se contenter d’être prêtre ! Ou être professeur ! Et il choisit en plus de ne pas se marier ? Etc. André L’Hénoret a parfois bien du mal à leur expliquer sa double vocation et les choix qui en découlent ; mais ces explications s’adressent en même temps aux lecteurs français, ou à un nombre non négligeable d’entre eux – ce statut de prêtre-ouvrier a bien quelque chose d’insaisissable pour le Français lambda plus mollement engagé et pas catholique pour un sou (en tout cas, serviteur, bis).


Comme prêtre et comme syndicaliste, l’auteur témoigne – et avec talent ; il fait preuve d’une empathie certaine, mais aussi d’un certain don pour exprimer au travers des scènes croquées sur le vif des préoccupations sociales (et spirituelles) autrement essentielles et englobantes. Les courts chapitres du Clou qui dépasse usent habilement de ce procédé, de sorte que, justement, il ne fasse pas l’effet d’un procédé – sa peinture de ses collègues et du travail qu’ils accomplissent en commun, avec ses peines (nombreuses) et ses joies (il y tient ; quant à moi, le fait d'envisager ainsi le travail me dépassera toute ma vie), La justesse du tableau tient donc pour partie à l’empathie dont fait preuve l’auteur, mais aussi à sa connaissance très intime des réalités sociales japonaises. Quand il s’est rendu dans l’archipel, à l’invitation de l’évêque de Yokohama, il n’en savait pas forcément grand-chose, mais il a appris sur le tas, et très vite, avec une grande efficacité – ne serait-ce que la langue, mais cela allait bien au-delà. La conjonction de ces deux éléments fonde la qualité du témoignage, et sa valeur au-delà – il ne s’agit pas de simplement noter une expérience, mais d’en tirer des leçons ; et cette deuxième étape ne coule certes pas de source dans le registre du témoignage.


Or ce livre a une fonction précise, au regard de ses lecteurs français – qui va bien au-delà du reportage vaguement exotique sur le mode de la tranche de vie. Quand André L’Hénoret se rend au Japon, en 1970, le pays vient tout juste de connaître la phase la plus dynamique de la « haute croissance » ; en l’espace d’une décennie, les objectifs fixés par les gouvernants ont été pulvérisés et le Japon, littéralement en ruines 25 ans plus tôt à peine, s’est dès lors hissé à la deuxième place, juste après les États-Unis, parmi les économies capitalistes. Ce « miracle » (qui n’en est pas tout à fait un, mais ce n’est pas ici le lieu d’en discuter) fascine en Occident ; et, s’il effraie parfois, réactivant de vieux fantasmes du « péril jaune », il intrigue et séduit en même temps. On est porté, alors, à envisager un modèle japonais, tôt assimilé au « modèle Toyota » (le « zéro défaut », le « juste-à-temps », etc.), comme une alternative au taylorisme et au fordisme emblématiques des « Trente Glorieuses », ceci alors même qu’elles s’achèvent en Occident ; le Japon n’est pas indifférent à cette crise, il subit lui aussi les chocs pétroliers, auxquels il faut ajouter d’autres « chocs » plus spécifiques (les « chocs Nixon » notamment), mais il semble bien mieux tenir le coup – l’idée d’un « miracle économique » japonais, finalement, en est réactivée, et les essayistes et journalistes européens et américains, quand ils ne sont pas terrorisés par la puissance économique japonaise, en louent les vertus, prônant l’importation du modèle toyotiste.


La tâche d’André L’Hénoret, dès lors, est de montrer le revers de la médaille à ce prétendu « modèle ». Et il le fait certes selon un prisme bien particulier, celui, donc, du « Japon d’en bas », c’est-à-dire pour lui des ouvriers de la sous-traitance ; il y aurait également beaucoup à dire sur la situation des autres Japonais, et qui a été dit ailleurs (l’aliénation des cadres, notamment), mais le prêtre-ouvrier s’en tient au milieu dans lequel il a vécu et travaillé. Et le tableau qu’il en dresse n’a certes rien d’un modèle ! Enfin… Je suppose que si, pour les acharnés du néo-libéralisme à la mode et au pouvoir depuis bien trop longtemps… Quoi qu’il en soit, André L’Hénoret dénonce le mythe d’un Japon « socialement homogène », constitué autour d’une classe moyenne hégémonique (un mythe abondamment répandu par les Japonais eux-mêmes, notamment au travers de la sociologie imprégnée de « nippologies » ou nihonjinron, ainsi chez Nakane Chie). Car ce modèle n’en est pas un : la société japonaise est clivée, et le fantasme toyotiste, avec tous les autres éléments, bien au-delà, associés par les Japonais eux-mêmes à leur conception du travail en entreprise, notamment le fameux emploi à vie, la rémunération à l’ancienneté et la prise en charge par l’employreur des dépenses de sécurité sociale, etc., ne signifient absolument rien pour les ouvriers de la sous-traitance : eux connaissent une situation très précaire et totalement dénuée de ces avantages que l’on prétendait voir partout ; l’État ne se substituant pas aux entreprises, au nom même de ce prétendu modèle, ces ouvriers sont pour ainsi dire démunis. La situation est d’autant plus tragique que ces hommes du « Japon d’en bas » effectuent les pires des travaux, ceux que l’on désigne par les « trois K » : kiken (dangereux – on ne compte pas, dans ce livre, les témoignages d’accidents du travail, et souvent graves, l'auteur lui-même en faisant d'ailleurs les frais), kitanai (sales) et kitsui (éprouvants).


Que faire, pour améliorer les choses ? La réponse du prêtre-ouvrier, convaincu comme tel qu’il est possible d’améliorer les choses, coule de source : l’action syndicale. C’est une dimension essentielle du livre, très régulièrement mise en avant. Mais les difficultés de cette action occupent l’essentiel de ces développements… Le syndicalisme d’entreprise fait partie du « modèle » japonais de l'entreprise – ce, depuis Taishô… quand il s’est agi de détourner les travailleurs des syndicats « rouges » un peu trop envahissants. André L’Hénoret évoque des entreprises dans lesquelles on trouve souvent deux syndicats : le « premier » est un vrai syndicat, très minoritaire, les mains liées ; le « second » est le syndicat « jaune », aux ordres de l’entreprise, laquelle impose régulièrement à ses employés d’y adhérer (le taux de syndicalisation au Japon est très élevé, bien plus qu’en France, mais il n’a absolument pas les mêmes connotations…). Dans ce contexte, toute véritable action syndicale est compliquée, l’entreprise ne cessant de mettre des bâtons dans les roues des militants ; et la législation japonaise sur le travail étant très souple, les risques encourus par les syndicalistes sont non négligeables : les ficelles ne manquent pas qui permettent de sanctionner ou licencier les plus combatifs. Les entreprises se passent très souvent de respecter la loi, de toute façon : un exemple revient sans cesse dans ces pages, celui des heures supplémentaires, rendues « obligatoires »… et moins bien payées que les heures « normales » ! Sous ces deux angles, c'est pourtant illégal au regard de la législation japonaise du travail, même très timorée. Par principe, André L’Hénoret refuse d’exécuter ces heures supplémentaires dans ces conditions – et, ce faisant, il stupéfie absolument ses collègues… L’indifférence de ces entreprises quant aux (rares) injonctions de la loi, notamment des entreprises « maîtresses » qui usent dans cette optique de la sous-traitance (flexibilité, vous connaissez le refrain, hélas), ne débouche que bien rarement sur des procès – et ceux-ci sont très longs et très coûteux pour les travailleurs ; toutefois, ils débouchent parfois sur des victoires, célébrées comme il se doit par les camarades.


Reste que l’action syndicale est problématique. Elle l’est d’autant plus que, à cette époque du moins, mais je ne suis pas certain que les choses aient bien changé à cet égard, elle n’était pas du tout dans les mentalités des travailleurs eux-mêmes. J’ai déjà cité l’exemple des heures supplémentaires, mais il y en aurait bien d’autres… André L’Hénoret revient régulièrement, à titre d’illustration, sur le fait que les ouvriers se refusent à peu près systématiquement à communiquer à leurs camarades le montant de leur salaire – « ça ne se fait pas » ; mais, dans ces conditions, comment se mobiliser pour des négociations salariales ? Mais il veut espérer ; il croit en ses camarades ouvriers, et en l'amélioration de leur sort.


J’ai beaucoup parlé de l’ouvrier, jusqu’alors – mais qu’en est-il du prêtre ? Il est là, et bien là – mais plus ou moins aisé à saisir pour qui ne baigne pas dans la foi chrétienne… Cependant, oui, André L’Hénoret cite régulièrement les évangiles, et ne fait pas mystère de sa mission évangélisatrice ; cependant, il témoigne plus qu’il ne cherche à convertir activement – pas de prosélytisme dans les paroles, s’il doit inciter à la conversion, ce sera par l’exemple : tel est son rôle de prêtre-ouvrier. Comme noté plus haut, il laisse souvent perplexe ses camarades japonais – et à vrai dire tout autant le Nébal… On lui reconnaîtra son ouverture d’esprit, et somme toutes peu de passages à même de faire grincer des dents à cet égard (même s’il y a un très bref passage assez limite concernant l’avortement…). Je suppose qu’un lecteur catholique aurait une lecture bien différente ; à vrai dire, il en irait sans doute de même pour un militant socialiste, au niveau politique ou au niveau syndical – au fond, je ne suis ni l’un ni l’autre…


(Y en a des bien.)


Le Clou qui dépasse est un ouvrage très intéressant – mais il a peut-être la limite inhérente aux témoignages ; 25 ans se sont écoulés depuis la première édition de cet essai, et le monde, pas seulement le Japon, a beaucoup changé depuis. Cependant, je suppose qu’il contient suffisamment d’éléments pertinents pour fournir au moins un socle de réflexions préalable au traitement de ces mêmes questionnements dans le contexte du Japon contemporain. En l’état, le témoignage bénéficie cependant de l’empathie marquée de son auteur, un destin singulier à l’origine d’un livre qui ne l’est pas moins.

Nébal
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le 10 mai 2018

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Nébal

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