Le Dossier Déïsis
Faut-il envier aux auteurs américains ce souffle, ce sens de l'espace dont ils usent avec la prétention d'englober le monde dans le plus anodin de leur roman, comme si notre globe était le leur ? Faut-il leur laisser cette arrogance instinctive ? Ainsi que j'ai déjà pu l'écrire[1], certains auteurs francophones commencent à se désinhiber, à considérer « leurs » lieux comme aussi universels que le dernier bled perdu du Minnesota, les Laurent Guillaume, Frank Thilliez... D'autres encore englobent désormais dans leurs univers les dimensions d'une terre globalisée, parmi eux on peut citer, à l'opposé l'un de l'autre, Dany Laferrière ou Pierre Bordage...
Tout cela pour dire que Patrick de Friberg est de ceux qui embrassent la planète d'un trait de plume sans plus s'encombrer des minauderies timorées de nos littérateurs « goncourables » qui soupçonnent leur nombril d'universalité. Sans la moindre hésitation, il jette ses personnages dans une aventure d'espionnage scientifique fouillée, documentée entre les champs de la Beauce, les rivages de la mer Noire, les quartiers peu touristiques de Saint-Pétersbourg et les plaines sahéliennes du Soudan. Et quels personnages ! Un ancien directeur de feue la DGSE, plein de ressources, et son discret et efficace bras droit — armé, le bras — s'opposent à Vladimir Vladimirovitch Poutine... pardon, Balchine, président de la Russie, et son nervi sans scrupules Igor[2].
L'entreprise est d'envergure et ce premier volume des douze prévus — oui, vous avez bien lu ! — explore avec une justesse glaçante les dangers des modifications génétiques... Oh, pas exactement celles que simplifient à outrance — médias obligent — les José Bové et acolytes, non : celles mielleuses dont les Enfers sont pavés. On se doute que si la science, ou la sorcellerie d'apprenti, parvenait à trouver une solution à la crise alimentaire mondiale, l'enjeu de cette découverte mettrait bientôt sur les dents toutes les barbouzes de la planète, et pas pour organiser une diffusion plus large et plus équitable...
Voilà donc posés les paris sur le tapis vert de l'économie mondiale, jusqu'à ce qu'une joueuse insaisissable s'invite à cette table : dame Nature et son sens de l'humour dévastateur. Elle prend cette fois la forme mutine d'une abeille qu'un maïs miraculeux affole au point de devenir un prédateur implacable... mais ce serait sans compter sur les bourdons qui, faut-il le rappeler, ne sont les mâles des abeilles que dans les contes pour enfants... Et « Le Dossier Déïsis » n'est pas un compte pour enfants, mais plutôt la fable noire, lucide, d'un avenir entrevu par le soupirail d'un monde souterrain, celui des « hommes de l'ombre » qui font et défont ce que les intellectuels appellent la géopolitique, à force de meurtres et d'accidents opportuns, de pions innocents et de coups fourrés.
Et assurément, Patrick de Friberg est fort bien renseigné sur de nombreux points — la Russie contemporaine, notamment, et ses factions rivales qui se disputent des morceaux d'empire — et encore le soupçonné-je de ne pas tout nous écrire et d'en garder beaucoup sous le coude. Il pose son intrigue comme ses chères apidés, à force d'alvéoles, bâtissent leurs ruches : avec la patience, l'opiniâtreté et le sens de l'inexorable qui abat les barrières étriquées du genre, car les agents cauteleux de notre modernités, les mouches et les cafards du XXIe siècle, n'ont pas lu leur John Le Carré.
Craignons qu'ils ne lisent Patrick de Friberg, ils pourraient s'en inspirer et, comme cette Apis florea, l'abeille naine du dossier Déïsis, nous faire payer notre manque d'attention.
Seules questions en suspens : à quand la suite ? Et chez quel éditeur, puisque le Castor astral ne tiendra peut-être pas le pari audacieux d'un auteur trop ambitieux pour lui ?
[1] « Mako et la génération sans complexe » : http://www.critique-livre.fr/non-classe/mako-et-la-generation-sans-complexe/[2] Ce qui fera sourire les lecteurs de Pratchett.
Tout cela pour dire que Patrick de Friberg est de ceux qui embrassent la planète d'un trait de plume sans plus s'encombrer des minauderies timorées de nos littérateurs « goncourables » qui soupçonnent leur nombril d'universalité. Sans la moindre hésitation, il jette ses personnages dans une aventure d'espionnage scientifique fouillée, documentée entre les champs de la Beauce, les rivages de la mer Noire, les quartiers peu touristiques de Saint-Pétersbourg et les plaines sahéliennes du Soudan. Et quels personnages ! Un ancien directeur de feue la DGSE, plein de ressources, et son discret et efficace bras droit — armé, le bras — s'opposent à Vladimir Vladimirovitch Poutine... pardon, Balchine, président de la Russie, et son nervi sans scrupules Igor[2].
L'entreprise est d'envergure et ce premier volume des douze prévus — oui, vous avez bien lu ! — explore avec une justesse glaçante les dangers des modifications génétiques... Oh, pas exactement celles que simplifient à outrance — médias obligent — les José Bové et acolytes, non : celles mielleuses dont les Enfers sont pavés. On se doute que si la science, ou la sorcellerie d'apprenti, parvenait à trouver une solution à la crise alimentaire mondiale, l'enjeu de cette découverte mettrait bientôt sur les dents toutes les barbouzes de la planète, et pas pour organiser une diffusion plus large et plus équitable...
Voilà donc posés les paris sur le tapis vert de l'économie mondiale, jusqu'à ce qu'une joueuse insaisissable s'invite à cette table : dame Nature et son sens de l'humour dévastateur. Elle prend cette fois la forme mutine d'une abeille qu'un maïs miraculeux affole au point de devenir un prédateur implacable... mais ce serait sans compter sur les bourdons qui, faut-il le rappeler, ne sont les mâles des abeilles que dans les contes pour enfants... Et « Le Dossier Déïsis » n'est pas un compte pour enfants, mais plutôt la fable noire, lucide, d'un avenir entrevu par le soupirail d'un monde souterrain, celui des « hommes de l'ombre » qui font et défont ce que les intellectuels appellent la géopolitique, à force de meurtres et d'accidents opportuns, de pions innocents et de coups fourrés.
Et assurément, Patrick de Friberg est fort bien renseigné sur de nombreux points — la Russie contemporaine, notamment, et ses factions rivales qui se disputent des morceaux d'empire — et encore le soupçonné-je de ne pas tout nous écrire et d'en garder beaucoup sous le coude. Il pose son intrigue comme ses chères apidés, à force d'alvéoles, bâtissent leurs ruches : avec la patience, l'opiniâtreté et le sens de l'inexorable qui abat les barrières étriquées du genre, car les agents cauteleux de notre modernités, les mouches et les cafards du XXIe siècle, n'ont pas lu leur John Le Carré.
Craignons qu'ils ne lisent Patrick de Friberg, ils pourraient s'en inspirer et, comme cette Apis florea, l'abeille naine du dossier Déïsis, nous faire payer notre manque d'attention.
Seules questions en suspens : à quand la suite ? Et chez quel éditeur, puisque le Castor astral ne tiendra peut-être pas le pari audacieux d'un auteur trop ambitieux pour lui ?
[1] « Mako et la génération sans complexe » : http://www.critique-livre.fr/non-classe/mako-et-la-generation-sans-complexe/[2] Ce qui fera sourire les lecteurs de Pratchett.
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Créée
le 23 mai 2011
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