Dans ce livre Pierre-André Taguieff nous relate l’élaboration de la doctrine du "progrès", retraçant ses origines depuis le XVIIe siècle. Etudier la généalogie de l’idée, ses composantes, en démasquer les axiomes fondamentaux tel est l'objectif de l'ouvrage. La "modernité" étant indissociable - parfois même synonyme - du "progrès", sa genèse philosophique permettra de comprendre un peu mieux notre époque.
La conception judéo-chrétienne du temps
L’idée de progrès est inséparable du cadre culturel dans laquelle elle s’est développée. A bien des égards elle est dépendante d’une conception bien particulière du temps. Le "progrès" est tributaire d'une représentation linéaire du temps marquée par le judéo-christianisme. Représentation fondée sur l'espoir messianique de temps nouveaux, d’une possible amélioration de la condition humaine. On comprend alors pourquoi la philosophie du progrès pouvait difficilement se développer dans une société marquée par une relation au temps spécifiquement païenne, c'est à dire un temps cyclique définit par "l’éternel retour" du même.
Cette vision de l'histoire marquée par la providence fait un pas de plus avec l’hérésie chrétienne millénariste. Les millénaristes se représentaient le temps historique comme une ascension menant infailliblement au Royaume de Dieu sur Terre. Ici encore le temps est fléché, entièrement dirigé vers un âge d’or. Chez les millénaristes le sens de l’histoire est donc celui de la révélation progressive de Dieu, le tout culminant dans l'avènement du paradis terrestre. Joachim de Flore, théologien catholique du XIIe siècle, divise l’histoire de l’humanité en trois âges, devant aboutir (avec "l’âge de l’Esprit") à la réalisation les grands idéaux de l’humanité.
On peut donc parler des origines religieuses de l’idée de progrès, idée profondément « chrétienne en son origine, et antichrétienne en sa tendance ».
Progrès scientifique et utopie
Le début du XVIIe siècle marque un premier tournant dans l’élaboration de la doctrine progressiste. L’émergence de la "science moderne", le constat de l’augmentation rapide du savoir, de sa "progression", font entrevoir des lendemains meilleurs.
Selon le penseur anglais Francis Bacon la "science" doit être un outil par lequel l'homme pourra étendre son pouvoir sur la nature. Abolissant des limites jusque là réputées infranchissables elle représente une voie d’accès privilégiée vers le "bonheur". Le projet de maîtrise scientifique et technique de la nature est relaté dans son ouvrage "La nouvelle Atlantide" : une cité idéale est gouvernée par un collège de "sages" pratiquant la méthode expérimentale. « Notre Fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’empire humain en vue de réaliser toutes choses possibles ».
La science expérimentale, le seul savoir légitime (puisque progressant sans cesse) doit mener l’humanité vers une nouvelle utopie. On voit se profiler ici une conception purement utilitaire du savoir, entièrement subordonnée à la technique et l’industrie. Ce qui était en principe un "non-lieu" ("u-topos") se retrouve, par l’entremise de la science, au bout d’un processus temporel, d’une évolution historique.
Taguieff parle très justement de basculement "futurocentrique" du temps. Cette idée démesurément optimiste du futur déplace ainsi le "salut" d’un au-delà religieux hypothétique vers un avenir plus ou moins proche (mais inéluctable).
Descartes, le couronnement de la raison
L’idée classique de progrès est aussi le produit d'une transposition temporelle de la philosophie "rationaliste" inaugurée par Descartes. La pratique consiste, pour le sujet pensant, à travers un doute méthodique, à éliminer les erreurs et les illusions provenant de la perception sensible, de l’émotion, de la mémoire ou encore de l’imagination.
Ce qui est chez Descartes réalisé à l’échelle limitée du sujet est alors appliqué par analogie à l’histoire universelle. Ainsi « la vérité, jusque là fille de l'autorité, devint fille du temps ». L’histoire humaine tend métaphoriquement à se confondre avec l'ascension automatique d'un grand escalier où se réaliserait le dévoilement de la "vérité" scientifique et par corollaire l’effacement des "pensées magiques" et autres "superstitions obscurantistes".
Ainsi les œuvres de Condorcet ("Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain") et d’Auguste Comte mettent en scène le perfectionnement de l’esprit humain au cours d’un processus historique. Le progrès se réalise ici en "pente douce", de façon nécessaire, inéluctable. Comte séparait lui aussi l’histoire humaine en trois "âges" successifs, la période théologique et l’âge métaphysique trouvent leur couronnement dans l’âge positif ("scientifique"). La doctrine du progrès est inséparable du positivisme et du scientisme tels qu’ils sont théorisés au XIXe.
Convergence des progrès
Quel rapport peut-il bien y avoir entre les progrès scientifiques et les progrès moraux ? A priori aucun. Rousseau avait déjà émis des doutes sur les liens unissant les deux. Pourtant, la majorité des penseurs du XVIIIe interprète le progrès des connaissances comme la cause d'un perfectionnement moral. En gros, comment opère-t-on un passage du "Vrai" au "Bien" ?
C'est au XVIIIe siècle que la philosophie éthique voit l’émergence du courant utilitariste : est moralement "bon" ce qui maximise le "bonheur" du plus grand nombre. Le perfectionnement scientifique doit donc aboutir au perfectionnement moral de l’humanité. Jeremy Bentham (théoricien utilitariste de l’arithmétique des plaisirs) rendit ainsi un hommage appuyé à Helvétius qui, en 1758, crut pouvoir prédire le bonheur intégral et imminent du genre humain « Ce que Bacon fut pour le monde physique, Helvétius le fut pour le monde moral ».
Progrès vers le savoir. Progrès vers le bien. Un simple passage à travers le temps confère donc une supériorité non seulement intellectuelle mais aussi éthique (que pourrait donc signifier l’expression commune « être en avance sur son temps » ?). La querelle des Anciens et des Modernes, débutée au XVIIe siècle finissant, semble avoir enfin trouvé sa réponse.
Historicisme à marche forcée
Si la connaissance des lois de la nature doit permettre à l’homme de s’en rendre le "maître et possesseur", les philosophies de l’histoire que donne naissance le XVIIIe laissent supposer qu’il existe aussi des lois historiques. Les successions d'événements sont ainsi rationalisés, voir "naturalisés", devenus objets classiques de la méthode scientifique.
Restait un problème préoccupant : si l’histoire est effectivement le lieu du dévoilement progressif des idéaux de Justice, de Liberté et d’Egalité (chez Kant ou Hegel la Révolution française possède d'ailleurs une signification symbolique et rationnelle forte) comment rendre compte des périodes de "régressions" ? Comment le "Moyen Age" pourrait-il s’articuler entre l’Antiquité et les Lumières ? Taguieff observe que les hésitations se multiplient à l’époque des Lumières quant à l’interprétation de ce phénomène : l’article de l’Encyclopédie sur le "progrès" est étrangement réservé et succinct.
Là où le XVIIIe restait quelque peu "naïf" dans sa perception de l’évolution historique, le XIXe se prétendra plus rigoureux ("scientifique" dira-t-on). Ainsi, selon Hegel, c'est justement la "négativité" qui joue le rôle de moteur des processus historiques : agissant de manière souterraine elle permet à l’histoire d’évoluer vers un stade ultérieur. Tout mal est légitimé en vu d’un plus grand bien. Façon de rendre sa thèse irréfutable, toute contradiction empirique au "progrès" se trouve ainsi reléguée au rang des apparences trompeuses, intégrée à un processus "dialectique" (de contradiction). Armé de ce savoir quasi ésotérique Hegel croira déceler dans l’histoire la réalisation (révélation ?) progressive de "l’Esprit".
Marx (remettant Hegel "à l’endroit"), quant à lui, trouvera la clé de l’histoire universelle dans la lutte pour les intérêts matériels (la lutte des classes). Il prophétisera à son tour la fin inéluctable du capitalisme suivie de l’avènement de l’utopie communiste.
Objet de lois historiques contraignantes l’homme est donc réduit à un vulgaire pantin au service de la réalisation d’une sacro-sainte histoire, un simple moyen au service d’un salut futur. Au progrès naïf en "pente douce" succède au XIXe un progrès résultant d'une rupture brutale et révolutionnaire. La violence révolutionnaire comme "accoucheuse" de l'histoire, autre façon de légitimer les pires atrocités « Il est sans doute fâcheux pour l'humanité qu'elle n'ait pas encore inventé un moyen plus pacifique de progrès, mais jusqu'à présent tout pas nouveau dans l'histoire n'a été réellement accompli qu'après avoir reçu le baptême du sang » (Bakounine).
Une "gnose" moderne ?
Au lieu de considérer le progrès comme une religion "séculière" Taguieff attire notre attention sur le fait que cette doctrine fonctionne plutôt à la manière d'une "gnose". C’est à dire ?
Le croyant gnostique se définit par la possession d’un savoir ésotérique qui lui assure son salut. La connaissance des processus historiques est une clé d’explication du monde faisant entrevoir à qui la possède le futur salut du genre humain.
Contrairement aux gnoses anciennes le progrès n’est pas réservé à un petit cercle d’initiés, la connaissance qui sauve est destinée au genre humain dans son ensemble, elle est d’essence universaliste ("la paix universelle" étant d’ailleurs une composante récurrente de l’utopie future). Il est alors facile de comprendre pourquoi la colonisation s’est faite au nom du "progrès" : l’occident apportait la "civilisation" à la partie de l’humanité restée à un stade antérieur de "développement".
Les systèmes gnostiques sont par nature dualistes : la dynamique du monde s’explique entièrement par l’opposition de deux principes fondamentaux antagonistes : le "Bien" et le "Mal" (les Manichéens étaient par ailleurs des gnostiques). Dans la gnose progressiste tout ce qui entrave la marche en avant du genre humain (la "superstition", les "préjugés", "l’obscurantisme", etc.) incarne le principe mauvais. Dès lors que l’humanité marche nécessairement vers son salut toute "réaction" devient inacceptable, incompréhensible, irrationnelle.
Le dualisme des gnostiques s’exprimait anthropologiquement par la chute (l’exil) d’une âme divine dans un monde mauvais. A cet égard le progrès est encore gnostique : l'infinie supériorité de "l'esprit" sur la "matière" va de pair avec l'exploitation de la nature et du corps humain vus comme des entités indéfiniment malléables et perfectibles, sans valeur intrinsèque. Couplé à la théorie de l'évolution le progrès engendre le darwinisme social, l’eugénisme ou encore le transhumanisme.
Ce livre pose donc les bases d’une réflexion globale sur la croyance au "progrès" mais aborde aussi les doutes apparaissant au cours du XIXe siècle (apologie de la "volonté" face à la "raison", vision "pessimiste" et "décadentiste" du monde, désenchantements liés à la science, vulgarité de l’utilitarisme moderne, etc).
La bibliographie étant d’une rare richesse je vous redirige vers deux listes (elles seront complétées au fur et à mesure) recueillant des citations diverses sur le mythe du progrès :
> Croyance au progrès
> Doutes sur le progrès
« Il est une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible. » Baudelaire