L’intrigue débute comme un récit policier : dans plusieurs villes iraniennes, de jeunes femmes sont assassinées au détour des chemins, le plus souvent étranglées avec leur tchador. Des femmes inconnues des communautés locales, sans nom, sans visage. Mais aucune enquête n’est diligentée pour retrouver le meurtrier; les affaires sont classées sans suite et pour cause: ces femmes que nul ne vient réclamer sont à coup sûr des prostituées et les bons musulmans qui débarrassent les rues de ces filles dont le sang est sans valeur ne sont pas si mal vus, que du contraire. Dans un pays où une honnête femme ne vaut que la moitié d’un homme, où une mère de famille n’exerce aucune autorité sur les enfants qu’elle a mis au monde, le lecteur découvre effaré ce que vaut la vie d’une prostituée , c’est-à-dire strictement rien.
Ces meurtres en série constituent le point de départ d’un roman à qui oscille entre fiction, essai et document. Nous y suivons le destin parallèle de deux toutes jeunes filles d’une dizaine d’années, deux amies d’enfance extraordinairement belles, ce qui, dans les milieux pauvres dont elles sont issues, est plutôt considéré comme une malédiction dont les familles tentent de se débarrasser au plus vite. Mariée de force pour l’une, violée au cours d’une fugue pour l’autre, elles seront livrées à la lubricité d’hommes dont la bestialité n’a d’égale que la frustration sexuelle dans laquelle la République islamique confine les Iraniens depuis plus de trente ans, soustrayant le corps des femmes aux regards, interdisant toute relation mixte en dehors du mariage. Et puis, il y a ces prostituées au destin tragique auxquelles l’auteur, Chahdortt Djavann, prête sa voix, imaginant pour chacune d’elle un témoignage posthume bouleversant, brisant la loi du silence pour dépeindre une société effrayante minée par le sexe, la misère et la drogue.
La mort, c’est ce qui attend tôt ou tard toutes ces femmes : elles finiront assassinées, pendues, lapidées. Si certaines d’entre elles assument avec courage et dignité leur statut, revendiquant haut et fort leur droit au sexe et au plaisir, la plupart ont été contraintes de se vendre pour nourrir leur famille parce qu’elles étaient sans ressource, quand elles n’ont pas été jetées de force sur le trottoir pour payer la dope d’un frère, d’un mari ou d’un père. C’est dire toute l’hypocrisie d’une société ultra religieuse et moralisatrice qui ferme les yeux sur l’enfer vécu par de nombreuses femmes: mariage de filles prépubères violentées par des maris qui ont trois fois leur âge, esclavage sexuel auquel sont contraintes de nombreuses domestiques abusées par des patrons abjects, enlèvement et séquestration de jeunes filles dans des maisons closes, corruption de mollahs mafieux qui organisent des mariages temporaires (le sigeh) pour justifier légalement les relations sexuelles tarifées.
Si les prostituées dénoncent avant tout la souffrance que vivent les femmes iraniennes, parfois leur réquisitoire se fait plus universel. Leur constat, c’est que partout dans le monde, dans l’écrasante majorité des cas, c’est bien le corps de la femme qui se monnaie et non l’inverse, rappelant au passage que cette violence-là n’est pas l’apanage d’une culture ou d’une religion, même s’il est vrai qu’au pays du tchador, celle-ci est au cœur des relations entre les sexes. Et le moins qu’on puisse dire est que les femmes auxquelles Chahdortt Djavann prête sa parole ne pratiquent pas la langue de bois pour parler de la violence sexuelle: le langage est cru, obscène, dérangeant, mais pas plus que la barbarie des pratiques qu’elles révèlent. A cent lieues de la pudibonderie et de l’hypocrisie des discours officiels ambiants, elles posent sur leur activité et sur les rapports sociaux entre hommes et femmes un regard lucide et sans complaisance, nous livrant un témoignage choc dont nous ne sortirons pas indemnes.