Certaines expériences de lecture sont particulièrement marquantes. C’est ainsi que je me souviens parfaitement des circonstances de ma rencontre avec L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Le hasard avait fait que, quelques jours plus tôt, j’avais visionné un reportage sur l’incroyable histoire de Jean-Claude Romand, un de ces documentaires programmés en fin de soirée qui m’avait laissé scotchée devant la télé jusque bien tard dans la nuit. Et me voilà debout dans cette bibliothèque communale à feuilleter fébrilement l’ouvrage, quasi hypnotisée, dévorant d’une traite ses 150 pages.


Je me suis longtemps demandé ce qui me fascinait tant dans cette affaire. Il est clair que je n’ai jamais ressenti aucune sympathie à l’égard de Jean-Claude Romand, ce menteur pathologique doublé d’un quintuple assassin. Ce qui ne m’empêche pas de vouloir comprendre, tout comme l’auteur de cet ouvrage, comment un être ordinaire a pu, d’un simple mensonge, en venir 18 ans plus tard à assassiner sa femme, ses deux enfants, ses parents. Vouloir comprendre ce qui amène un être humain à basculer dans l’horreur, la barbarie, l’ignominie, c’est peut-être plutôt casse-cou à l’heure où d’aucuns décrètent qu’ "expliquer, c’est déjà un peu excuser ". Je préfère cependant laisser à ces démagogues à la courte vue le monopole de l’anathème et de la non pensée : dire qu’il n’y a rien à comprendre, c’est souscrire au mythe manichéen du monstre inintelligible auquel le commun des mortels ne pourrait (heureusement !) pas ressembler. J’ai toujours estimé au contraire que la monstruosité est tapie quelque part en chacun de nous et que la pointer uniquement chez les autres est une manière bien commode de nous affranchir de ce qui nous effraie en nous-mêmes. Emmanuel Carrère n’échappe d’ailleurs pas à cette crainte de la contamination, à tel point qu’il se distancie d’amblée de l’assassin dont il retrace l’itinéraire:



Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand
tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une
réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné. Il avait
cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner
chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le
repas.



Ce qui est troublant dans cette histoire, c’est l’apparente banalité du personnage, au départ ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, sa terrible normalité. Même son penchant pour le mensonge n’a, en soi, rien d’exceptionnel. La dissimulation, l’hypocrisie, la duplicité sont au cœur de la nature humaine : mentir, c’est quelque chose que nous faisons tous, et ceux qui sont persuadés du contraire en plus de mentir aux autres, se mentent à eux-mêmes. Oui, chacun d’entre nous ment. Par commodité, par orgueil, pour se tirer d’un mauvais pas. Certains se laissent même entraîner dans une suite inextricable de mensonges ou de faux semblants, déployant une folle énergie pour ne pas se trahir, craignant à tout moment qu’éclate leur imposture. La plupart de ceux qui se sont laissé prendre dans cette spirale diabolique tirent de cette expérience éprouvante l’enseignement qu’il vaut mieux affronter la réalité, aussi pénible soit-elle. Certains en seront incapables et évolueront vers la mythomanie. Bien peu, cependant, deviendront des assassins.


Certes, il faut parfois prendre le mauvais chemin pour s’apercevoir qu’il ne mène nulle part. N’empêche, on peut difficilement comprendre quelle mouche a pu piquer ce jeune étudiant qui venait de rater sa seconde année de médecine parce qu’il ne s’était pas présenté à un examen de dissimuler la vérité à ses parents, tant il semble évident qu’une telle supercherie se devait d’être rapidement découverte. Or, inexplicablement, elle ne le fut pas. Et voilà dès lors l’engrenage fatal qui se met en place : ce mensonge puéril entraîne le jeune homme sans doute bien au-delà de ce qu’il pouvait imaginer : il suit les cours de troisième année avec ses camarades auxquels il dissimule également la vérité. Et ainsi de suite jusqu’au moment théorique de la fin de son parcours académique, avant de se construire pendant dix ans le personnage d’un médecin respecté, travaillant à l’OMS, côtoyant les plus grands. Aurait-il pu imaginer dès le départ où le mènerait cette imposture, prévoir cette longue chaîne de dissimulations et de faux semblants, deviner qu’il était en train de construire la machine infernale qui allait le broyer lui et sa famille ? "Comment se serait-il douté qu’il y avait pire que d’être rapidement démasqué, c’était de ne pas l’être et que ce mensonge fatal l’entraînerait dix-huit ans plus tard à massacrer ses parents, Florence et les enfants qu’il n’avait pas encore ? " Quand s’est-il rendu compte qu’il ne pourrait plus revenir en arrière ? Que la situation lui avait totalement échappé ?


C’est sans doute l’aspect qui me fascine le plus dans cette histoire: ce moment du basculement incompréhensible dans le tragique - cette bifurcation comme la nomme l’auteur, dans l’horreur, la honte absolue, la déchéance. Romand a-t-il été, comme le lui écrira Emmanuel Carrère " le jouet infortuné de forces démoniaques " ? Est-ce son orgueil démesuré, cette bonne vieille hybris des tragédies qui a causé sa chute ? Faut-il remonter à son enfance solitaire, à cette comédie du bonheur qu’il devait sans cesse jouer pour ne pas peiner une mère dépressive, à cette négation par les siens de son mal-être, de sa tristesse infinie qui l’a conduit à penser que la dissimulation était la seule option possible ? Quoi d’étonnant au fond qu’il ait par la suite reproduit ce scénario, qu’il se soit construit cette façade respectable, rassurante, propre à faire la fierté des siens alors que derrière ce décor, il n’y avait que vacuité, vide total d’une existence tout entière tournée vers l’effort de dissimulation ? Quand s’est-il enfoncé dans cet enfer sans rédemption possible, quand s’est-il emmuré à tout jamais dans une solitude absolue ? Romand n’a jamais pu imaginer qu’on aurait pu lui pardonner ou du moins essayer de comprendre. Il s’est dès lors laissé enfermer par son démon intérieur, cet adversaire qui " en nous, ment ", dans un huis clos infernal sans voir que peut-être il était encore temps d’entrouvrir la porte.


Et que dire du manque de discernement tout aussi fatal qu'inexplicable qui a frappé tout son entourage ? Comment est-il possible qu’en 18 ans, ni sa famille, ni les autorités académiques, ni ses camarades de fac, ni plus tard ses amis ou connaissances n’aient jamais mis au jour son lourd secret ? Un tel aveuglement est tout simplement inouï, incompréhensible comme ne manquera pas de le remarquer le juge d’instruction. Hé quoi ? En dix ans, jamais un coup de fil de sa femme à l’OMS ? Jamais un soupçon d’inquiétude à propos des sommes importantes que lui confiait son entourage pour de supposés placements juteux dans des banques suisses, argent qui en fait lui servait à faire vivre sa famille ? Un seul petit grain de sable aurait pu mettre un terme à cet enchaînement funeste, mais rien de la sorte ne s’est produit. Comment expliquer que jamais le moindre soupçon n’ait effleuré ses proches ?



Il est impossible de penser à cette histoire sans se dire qu'il y a là
un mystère et une explication cachée . Mais le mystère, c'est qu'il
n'y a pas d'explication et que, si invraisemblable que cela paraisse,
cela s'est passé ainsi.



Finalement, il y a dans l’affaire Romand une dimension mythique qui explique la fascination qu’elle exerce. Une sombre malédiction semble s’être abattue sur l’ensemble des protagonistes, incapables de se soustraire au poids écrasant de leur destinée : sans un enchainement inouï de circonstances, sans l’aveuglement funeste des siens, jamais Romand, dont "le destin avait voulu qu’il attrape le mensonge " n’aurait pu ni même eu l’idée d’assassiner les siens. Une histoire tragique qui nous enseigne que si un menteur craint d’être démasqué, le pire drame pour lui est sans doute de ne pas l’être et qu’ "une lucidité douloureuse vaut mieux qu’une apaisante illusion".

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le 17 avr. 2017

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No_Hell

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