Théologie politique du Roi-Christ

Jour de bataille sous le bleu ciel de France : l'armée du roi Philippe est en marche. Tôt le matin, la cour assiste à la messe. Rendez-vous est donné dans les marais de Bouvines où la noblesse française entend défaire la coalition menée par l'empereur Otton, de sinistre mémoire. A l'usurpateur viennent s'ajouter les félons : Ferrand de Flandres et surtout Renaud de Dammartin, jadis fidèle parmi les fidèles.

Le roi - le Christ - et ses vassaux - ses Apôtres - partagent un ultime repas ; une Cène royale. Le roi se lève. On apporte la couronne. Philippe, déjà vieux, porteur des stigmates de la croisade, la désigne :

Seigneurs ! dit-il, vous êtes mes hommes et je suis votre suzerain. Et je vous aime ! et vous porte grand honneur ; et vous me le rendez bien. Si vous pensez que cette couronne puisse être mieux employée par un de vous que par moi, je m'y soumets volontiers ; et le veux de bon cœur et de bonne volonté.

Le grand roi Philippe renonce à sa couronne, dans un élan christique de pieuse humilité.

Ce passage, reconstitué, est une invention du ménestrel. Jamais Philippe, rugueux, colérique, n'aurait eu pareille idée ; pas même la vulgate capétienne : le roi tient son pouvoir de Dieu et non de ses barons. Mais qu'importe l'histoire, puisque la légende fait le génie. Curieux que ce poète, sorti du fond des âges pour nous offrir l'une des plus belles pierres de la théologie politique.

Contrairement aux autres chroniques, la bataille n'est plus l'intérêt central. L'instant critique est déplacé vers le renoncement royal ; vers ce seigneur, ce conquérant aux mille exploits, qui se donne à ses gens pour mieux se les attacher (se les soumettre ?).

L'oriflamme est déployée ; et l'ost du roi triomphe par la volonté de Dieu.

Addendum : la Couronne de Philippe II analysée par Ernst Kantorowicz

Ce n'est que simple coïncidence si le chapitre de la cathédrale de Reims [...] où étaient couronnés les rois de France, reçut en 1197 une lettre du roi Philippe II demandant aux chanoines, qui ne lui donnaient aucun service, de lui donner leur soutien militaire tam pro capite nostro, tam pro corona regni defendenda, "tant pour la défense de notre chef que pour la défense de la Couronne du royaume". L'antithèse de caput nostrum et corona regni ne permet guère de se demander si c'est à la Couronne immatérielle ou à la couronne matérielle placée sur la tête du roi qu'il était fait référence : dans les deux cas, ç'aurait été la Couronne en tant que symbole du royaume dans son ensemble. [...] Ici, comme dans un grand nombre de chartes où "Couronne" était utilisé dans le sens fiscal, il est indubitable que "Couronne" indiquait quelque chose de plus général que le cercle d'or qui ornait la tête du roi. [...]

En d'autres termes, la "Couronne" était distincte à la fois de rex et de regnum, bien que non séparée d'eux. C'était quelque chose de différent du roi et du royaume, mais qui n'était pas tout à fait identitque ni à l'un ni à l'autre. [...] Dans l'expression "tête et Couronne", le mot "Couronne" servait à ajouter quelque chose au corps purement physique du roi et à souligner le fait que l'on ne parlait pas seulement du "corps naturel" du roi [...] et à souligner sans ambiguïté le caractère politique du regnum qui comprenait aussi la valeur affective de la patria. [...] En bref, à l'opposé de la physis pure du roi et de la physis pure du territoire, le mot "Couronne", quand il était ajouté, indiquait la metaphysis politique dans laquelle rex et regnum avaient tous les deux leur part. [...] Car la Couronne, par sa perpétuité, était supérieure au rex physique comme elle était supérieure au regnum géographique, en étant en même temps de niveau avec la continuité dynastique et l'éternité du corps politique.

Les Deux Corps du Roi, 1957.