" Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction.
La valse silencieuse des responsables d'équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. (...)
L'infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie,
amputée des arrêts maladie, et des primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables.
Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d'avoir peur.
Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue.
La peur et l'absence de mots pour la dire. Le problème, c'est l'organisation du travail et ses extensions. Personne ne le sait mieux que moi.
Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après ingestion de sécobarbital, m'a tout raconté. C'est mon métier, je suis médecin du travail. Écouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer. Et soigner. Avec le traitement adéquat. "
La souffrance morale des autres est contagieuse certes, mais un médecin doit garder une "neutralité bienveillante" pour ne pas se laisser contaminer. Sa capacité à écouter, soutenir et soulager est à ce prix.
Cette distance est probablement d'autant plus difficile à maintenir pour un médecin du travail, employé dans la même entreprise que ses patients, installé au même endroit, subissant la même hiérarchie, connaissant chacun à la fois comme individu et comme membre d'une structure.
Carole (médecin du travail) a perdu cette capacité de recul depuis longtemps, elle est au moins aussi mal en point que les patients qu'elle reçoit.
Concurrence oblige, cette entreprise de téléphonie a connu de grands bouleversements. Les salariés ont été reclassés à la va-vite, sur des postes sans rapport avec le contenu et le statut de leurs précédentes fonctions, et surtout sans processus d'accompagnement au changement.
Affections psychosomatiques, dépressions et suicides gangrènent employés et cadres.
Carole s'implique trop, Carole n'a plus d'autre vie, Carole ne fait plus face. Complètement submergée, totalement impuissante, en grande souffrance elle aussi, elle tient à coup de cachets de toutes sortes, amphétamines, tranquillisants, aspirine, qu'elle pioche au petit bonheur dans sa poche.
Entre rapports médicaux et narration de Carole, on revient plusieurs fois sur les traumatismes de chacun. Ce procédé narratif étourdissant et écoeurant exprime bien la douleur lancinante de ces salariés et les obsessions de la femme médecin.
Malgré des meurtres et la présence d'un enquêteur (et quelle présence) cet ouvrage est plus un roman noir qu'un polar. le malaise et le sentiment d'oppression du lecteur grandissent sans jamais faiblir. On est pris dans une spirale descendante, on dégringole dans un gouffre, dans un puits dont le seul fond semble être la mort - une mort violente.
Ce tableau des conditions de travail et de leurs dégâts sur les salariés est très sombre, moralement violent. Il peut sembler exagéré. Hélas, ceux qui côtoient de telles situations témoignent de son réalisme.
J'y ai cru, ce qui a rendu cette lecture d'autant plus bouleversante.
J'ai souvent tiqué en revanche sur le comportement de la femme médecin, sur ses prises frénétiques de pilules diverses - plusieurs dizaines en une journée - et sur sa résistance physique hors normes.
Un roman très fort, dérangeant. J'avais hâte d'avancer et de finir, pas pour le suspense, mais pour l'issue. Pitié, que ce cauchemar s'arrête ! On ne peut guère espérer de dénouement lumineux, trop de souffrances, trop de situations inextricables, trop de pièges qui se resserrent comme des nœuds coulants autour des victimes lorsqu'elles se débattent.