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Le texte :


Je voudrais que mes jambes soient tous les ponts que tu traverses et que les bras soient toutes les portes que tu ouvres.
J’avalerais tous les vents malicieux pour qu’aucune tempête ne te réveille au petit matin.
Je voudrais que mon âme soit follement grande pour te laisse partir et que ma mémoire soit courte pour t’oublier.


Quand tu ouvres le livre de Ksénia sans t’y être préparé, tu ne sais pas si tu vas lire un récit, un recueil, une nouvelle… et tu en prends plein la figure et plein le cœur. Tu es plongé dans un maelström d’évocations de sentiments qui tournent autour de l’amour et donc de la vie et de la mort, c’est pareil. Passion, rejet, mort, naissance, tout y est dans ce récit protéiforme.


Il y a des textes qui sont plus proches de la poésie (qui en sont en définitive, clairement) d’autres plus proches de la nouvelle sans toutefois abandonner le versant poétique de l’écriture de Ksénia Lukyanova.


Elle parvient à utiliser toutes les couleurs de la palette de l’amour, des sentiments, des fluctuations de la vie pour ne jamais laisser le lecteur indifférent. Perplexe ou vachard, ce recueil de texte est poétiquement perturbatif. Il est aussi très coloré : tant les objets que les sentiments ou les descriptions ont droit à leur coloration. Pour autant, ces couleurs n’ont rien de pastel, de fade chez Ksénia Lukyanova. Elles sont chatoyantes, éblouissantes, émouvantes, parfois dérangeantes. Les couleurs prêtent leur pouvoir évocateur aux sentiments, autant que ceux-ci prêtent à leur tour cette même puissance aux couleurs, dans un échange symbiotique et fusionnel.


Le livre de Ksénia Lukyanova se déguste par petites touches : on ne le dévore pas, on joue les gourmets plus que les gourmands et encore moins les gloutons devant cette petite friandise aux milles couleurs. On laisse les textes s’insinuer en soi, on laisse le temps aux mots de se déployer et de trouver leur place à l’intérieur de nous, pour mieux les appréhender sans nécessairement chercher à donner absolument un sens à toutes les phrases. Il faut accepter de se laisser porter par ses propres sensations pour apprécier ces quelques pages aussi légères que profondes.


Après, ami lecteur, sois prévenu que le style de Ksénia Lukyanova a de quoi surprendre les yeux et l'âme, qu'il n'a rien d'universel (en dehors des thèmes évoqués) mais que si on y adhère, la récompense mérite largement l'effort d'ouverture d'esprit qu'il réclame.


Parmi mes passages préférés, il en est un que l’auteur a bien voulu accepter que je le cite en entier, qu’elle en soit remerciée (ainsi que son éditrice…).


La nuit
Cette nuit ne me laissera pas partir. Je l’ai senti déjà ce matin en comptant les heures et les minutes avant qu’elle ne me prenne. Mais le ciel s’est orné du feu froid et elle est déjà là, derrière moi. En embrassant mes épaules elle déchire sur moi les couches de fatigue et elle ferme mes yeux avec ses mains tendres et sombres. Je ne sais plus si j’ai sommeil ou pas, je ne sais plus si j’ai peur de sentir ses doigts invisibles en train de caresser mon humeur noire. Je cède. Mes yeux sont clos et il n’y a pas moyen de dormir, il n’y a pas moyen d’échapper à la nuit, mais je rêve. Elle saisit mes mains de telle manière que je ne puisse plus m’accrocher à cet air qui stagne. Je cède. La nuit se promène sur mes vertèbres qui piquent, je reste immobile et j’accepte ses morsures douces. La nuit murmure qu’il ne faut pas que je l’écoute car elle est souvent de mauvais conseil. Et déjà je veux les suivre ses conseils, je veux qu’elle me guide dans mon voyage d’épuisement, je veux qu’elle m’enlace de sa voix noir amer. Je veux qu’elle envoie le soleil faire un autre tour pour qu’on puisse rester ensemble toutes les deux encore une petite éternité. Toute mon âme gémit de cette rencontre. La vraie. Pour la première fois je ne dois rien. Peut-être juste le vert fou de mes yeux à cette heure-ci, quand la nuit arrête le temps et me berce pour que je ne dorme pas. Elle me donne sans jamais rien demander en retour. Mon visage pâle devient presque transparent, et je prends volontiers la couleur de la nuit. Cela me va bien, on est pareilles désormais, deux sœurs jumelles, on soutient la lune dans sa croissance et les étoiles dans leur mort et leur naissance. Nuit, je t’aime.

Ga_Roupe
8
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le 28 sept. 2016

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Ga Roupe

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