Clavier QWERTY : veuillez excuser l'absence d'accentuation. Les eventuelles coquilles ne seraient bien sur pas de la responsabilite du clavier.
Il est a noter que je redige cette critique a chaud, juste apres avoir referme le bouquin. J'ai lu la version traduite en francais par Guillaume Villeneuve et non pas la version originale. J'ai egalement lu la seule autre critique disponible au moment ou je redige ces lignes celle intitulee "l'histoire made in Brittain" ma foi fort interessante. Aussi j'invite a la lecture de cette critique et tacherai de ne pas etre trop redondant avec celle-ci.
Le veritable point fort du livre reside pour moi dans sa forme, a savoir sa qualite de redaction : c'est un essai que se lit comme un passionnant roman d'aventures, du moins dans les 18 ou 19 premiers chapitres ; la fin devient plus pompeuse, sauf la conclusion qui est tres (trop) concise (je reviendrai sur ce point par la suite, lorsque je m'interesserai au fond). Dans mes lectures recentes il n'y a que "la Croisade vue par les Arabes" d'Amin Maalouf certes beaucoup plus court, qui m'a procure la meme sensation d'un essai qui se devore comme un roman d'aventures. Je pense sincerement que cette qualite de redaction explique beaucoup du succes populaire de l'ouvrage.
Maintenant le fond, sur lequel j'ai un avis plus distancie et circonspect. Pour moi Peter Frankopan incarne a merveille la figure de l'universitaire historien anglo-americain : il s'interesse au courant historiographique de l'Histoire globale il a une vision reticulaire de la puissance et des rapports de force et un tropisme envers les empires cosmopolites. Entre parentheses, je me desole de la domination anglo-americaine sur le courant de l'Histoire globale au point meme de l'emprunt de l'anglais pour souvent la designer (World History). Ce n'est pas digne du pays de Fernand Braudel et de l'Ecole des Annales.
Tout d'abord, l'Histoire globale. On le comprend des le titre et les premieres pages que Frankopan adopte une approche historiographie globale, ou tout du moins eurasiatique, avec quelques incursions en Afrique et aux Ameriques au fil des chapitres. Il souhaite egalement developper une approche decentree de l'Europe, ce qui n'est pas sans interet. Je suis moi meme par exemple en phase avec l'idee que le monde chinois a une anciennete civilisationnelle bien plus grande que l'Europe ; ainsi quand Fukuyama ne delire pas sur la Fin de l'Histoire celui-ci identifie de facon tout a fait lucide et convaincante de l'apparition du premier Etat "moderne" (au sens weberien du terme) dans la Chine des Qin des -221 av. J-C soit bien avant l'apparition meme des feodalites europeennes ou japonaises (pre-existantes aux Etats modernes dans ces regions). Sur l'approche decentree de l'Europe, je me dois cependant de dire que cela l'oblige parfois a faire des omissions ou passer tres vite sur ce qui contredirait sa these de l'Europe comme peripherie culturelle et intellectuelle jusqu'aux decouvertes du Nouveau Monde. Je me rappelle ainsi d'un tout petit passage d'une ligne ou deux ou il semble reconnaitre du bout des levres que les monasteres d'Europe du XIIe et XIIIe siecle n'ont pas uniquement puises leur savoir via l'Andalousie musulmane mais ont egalement redecouvert les Anciens par eux-memes, notamment Aristote. Il survole ainsi sans meme le citer, Saint Thomas d'Aquin et le thomisme (l'oeuvre de Saint Thomas d'Aquin etant, faut-il rappeler un monument de la pensee theologico-philosophique europeenne et meme mondial ayant eu des repercussions continentale considerables et durables).
Ensuite, sur la vision reticulaire de la puissance. Comme le soulignerait un Laurent Henninger, il a cette vision tout a fait anglaise (puis americaine) que c'est la maitrise des reseaux notamment commerciaux et culturels qui fait la puissance. Le Rimland, et plus precisement la zone geographique allant de la mer Noire a l'Himalaya en passant par les steppes etant le territoire reticulaire par excellence il est parfaitement normal que Frankopan y voit le centre du monde, dans la lignee d'un Spykman. A mon avis c'est avec cette grille de lecture reticulaire qu'il faut apprehender l'ensemble des chapitres y compris bien sur les derniers se situant chronologiquement au XXe siecle ou il est desormais beaucoup plus question de l'enjeu vital qu'est la maitrise des reseaux d'hydrocarbures au Moyen Orient et en Asie Centrale pour la Grande Bretagne puis les Etats-Unis. Cela peut expliquer en partie pourquoi la France est aussi peu presente dans le livre : au dela d'un possible manque de francophilie de la part de l'auteur il faut reconnaitre que les Francais n'ont jamais veritablement theorises une vision reticulaire de la puissance alors qu'ils ont ete des champions pratiques de la puissance comme developpement endogene (ce qu'on appelle trivialement le colbertisme ou l'Etat developpeur).
Enfin concernant le tropisme envers les empires cosmopolites. On remarque tout au long de l'ouvrage un vocabulaire melioratif concernant les empires qui ont batis ou se sont appropries des centres urbains cosmopolites ou se cotoient differentes cultures et ou cohabitent differents peuples. C'est toutefois fortement nuance lorsque les empires en question sont Europeens (meme si en toute honnetete on ne peut pas dire que Frankopan tombe dans l'ethnomashochisme tel que defini par Guillaume Faye). A vrai dire ce n'est absolument pas surprenant de la part d'un intellectuel britannique (par extension occidental) liberal du XXIe siecle pour qui ses pairs a l'etranger sont certainement plus familiers et proches que ses propres concitoyens de zones peripheriques (pour reprendre la terminologie de Christophe Guilluy). Cela dit, il est parfaitement vrai du point de vue historique que les grands centres urbains cosmopolites sont des preuves de grandeur imperiale (je met de cote ici la question de la desirabilite ou non des regimes imperiaux). Mais a aucun moment Frankopan n'ose aborder frontalement l'hypothese tout a fait serieuse que la diversite ethnoculturelle marquee au sein des societes est in fine une source potentielle i) de destabilisation majeure, ii) de dillution radicale, voire iii) d'effondrement pur et simple. Sur le sujet des consequences de la diversite ethnoculturelle je renvoie aux travaux de Laurent Obertone. Si cette recommendation apparait trop sulfureuse au lecteur sensible, je renvoie egalement au livre Exodus de Paul Collier et aux travaux du sociologue Robert Putnam, malheureusement pas tous traduits en francais.
Enfin je finirais par la conclusion generale du livre qui traite avec une superficialite confondante des enjeux geopolitiques contemporains fondamentaux, a savoir le Grand Jeu Eurasiatique entre le bloc de circonstance sino-russe et la thalassocratie US, alors qu'un Christian Greiling a parfaitement montre que la question meritait au moins un livre a part entiere et un blog d'analyse geopolitique. Nous aurions pu nous contenter de chapitres 22 a 24 beaucoup plus synthetiques (et incluant au moins une reference au succes du piege a Ours de Brzezinski impliquant l'epuisement moral et financier de l'URSS en Afghanistan) pour avoir une conclusion digne de ce nom.