Theodore Kaczynski, mathématicien américain au QI de 167, militant écologiste et néo-luddite, terroriste, tueur de masse ayant fait l’objet de la traque la plus coûteuse de l’histoire par le FBI pendant près de 18 ans, rattrapé en 1996 dans une cabane à proximité du bourg de Lincoln, État du Montana. Il est plus connu sous le nom de Unabomber (“una” signifiait par contraction “University and Airlines”, les cibles préférées du terroriste). Il semait la mort par colis piégé et bombes artisanales destinés à plusieurs scientifiques et ingénieurs informatiques. Ce qui est assez cocasse c’est que c’est précisément ce Manifeste qui a sonné la fin de Unabomber. Kaczynski ayant été dénoncé par son frère, qui l'avait reconnu grâce aux indices fournis par le texte du manifeste : son style rigide, les thèmes abordés, les phrases déjà énoncées à l’oral…


Ce qui est clair, c’est que Ted Kaczynski n’est certainement pas le Henry David Thoreau moderne. Que ce soit dans les intentions comme dans le style. Si je voulais être un pédant à la française je dirais que ces thèses forment du sous Jacques Ellul, Ellul qui fait lui-même du sous Lewis Mumford, et Mumford qui fait du sous Martin Heidegger. Qu'il ne raconte rien de spécialement original, mais il reste néanmoins un pionnier de la pensée anti-technologique et le personnage sort clairement du lot. Il y a toute une légende et une fascination autour de sa personne, certains même l’accusent, en plus d’être le terroriste Unabomber, d’avoir eu plusieurs identités, dont notamment d’être le fameux tueur du Zodiac.


La thèse centrale de Kaczynski tient en peu de mots : il y aurait une incompatibilité radicale entre technologie et liberté. Ce serait une illusion mystificatrice que de vouloir contrôler, encadrer, humaniser les développements technologiques. Les graves dommages déjà subis par l’humanité et par la nature du fait de la révolution industrielle et de ses prolongements seraient en voie de s’aggraver inéluctablement. Il faudrait donc sauver l’humanité avant qu’il ne soit trop tard.


Son argumentation vise à montrer que l’individu est aliéné au service d’un système implacable, car la technologie moderne se développe essentiellement par un contrôle et une régulation de la vie de tous. Il y a une manipulation et une coercition insidieuse du comportement de chacun. Kaczynski se lance alors dans une attaque forcenée contre les progressistes de gauche, dont il juge l'esprit docile et qui se complaisent dans cette servitude, qui y consentent ou l’entretiennent.



Quand nous parlerons ici des progressistes, nous ferons surtout référence aux socialistes, aux collectivistes, aux gens «politiquement corrects», aux féministes, aux défenseurs des homosexuels et des handicapés, aux défenseurs des droits des animaux, etc.



Tous ces gens là représentent un type psychologique que Kaczynski exècre de tout son être. Il semble même qu'il les déteste davantage que les tenants de la technologie. Ils ont une morale faible, revendicatrice face aux forts, se complaisent dans un sentiment d’infériorité, ils puent la défaite, cultivent une haine de soi, etc. En effet, puisqu’ils sont intrinsèquement faibles, ils s’identifient à la cause des faibles. Ils ont la compétition en horreur, la réussite et la richesse durement acquises leur inspire le dégoût, le partage et la fainéantise forment leur leitmotiv. Les gauchistes ne s’attaquent pas à la société actuelle dans ses principes, mais voudraient qu’elle se conforme plus strictement aux caprices moraux des uns et des autres. Car ce sont d’incurables moralistes, moralisateurs, des intégristes qui réclament la coercition étatique et une régulation sociale renforcée. Ils tyrannisent le langage, et sont des obsessionnels des combats frivoles.


De ce point de vue je donne évidemment raison à Kaczynski à 100%, surtout aujourd’hui, sur internet en 2020.


Pour en revenir à sa critique de la société industrielle. Les faits qu’il invoque pour l'accabler sont ceux-là même qui alimentent le discours anti-technologie ordinaire : accidents nucléaires, substances cancérigènes dans la nourriture, pollution, guerres, manipulations génétiques… Pour Kaczynski, la nature humaine se divise en deux buts à atteindre : les buts naturels et artificiels.


Toute quête de pouvoir qui vise un but naturel (manger, boire, dormir, jouir) sera pleinement satisfaisante dans la mesure où il permettra à chacun d’affirmer son autonomie, même s’il faut collaborer pour y parvenir, même si l’effort doit être perpetuel et que le but n’est jamais atteint. Chose qui existe essentiellement dans les sociétés primitives où, malgré la rudesse de l’existence, les hommes affrontent les épreuves seuls ou à plusieurs et n’éprouvent pas le stress et la frustration de la société moderne. Toutes les satisfactions que la société moderne offre ne sont que des illusions. Une illusion qu'on constate à l’état de désolation qui affecte les gens : dépression, haine de soi, ennui, envie, insatisfaction permanente…


Les buts artificiels sont légions, en revanche. Kaczynski donne une liste de ces activités (qu'il appelle "de substitution") qui entretiennent les buts artificiels : le sport, le travail humanitaire, la création artistique et littéraire, l’ascension sociale dans une entreprise, l’accumulation frénétique de richesses et de biens, l’activisme social…



Nous utiliserons l'expression «activité de substitution» pour désigner une activité dirigée vers un but artificiel que les gens se donnent à seule fin d'avoir un but quelconque à poursuivre, et surtout pour le sentiment de «réalisation» qu'ils retirent de cette activité. Voici une règle simple pour identifier les activités de substitution. Soit un individu consacrant beaucoup de temps et d'énergie à atteindre un but quelconque ; demandez vous ceci : s'il devait les consacrer à satisfaire ses besoins biologiques, et que cet effort mobilise ses facultés physiques et mentales de manière intéressante et variée, souffrirait-il vraiment de ne pas atteindre cet autre but qu'il s'était fixé ? Si la réponse est non, il s'agit alors d'une activité de substitution. Les travaux d'Hirohito sur la biologie marine entrent manifestement dans cette catégorie ; il est en effet certain que s'il avait dû consacrer son temps à des tâches intéressantes et non scientifiques pour satisfaire aux nécessités de la vie, il ne se serait pas senti diminué de ne pas tout connaître de l'anatomie et de la vie des animaux marins. En revanche, la recherche du plaisir sexuel et de l'amour, par exemple, n'est pas une activité de substitution, parce que la plupart des gens, aussi satisfaisante que soit leur vie par ailleurs, se sentiraient mutilés si leur existence se déroulait sans relations amoureuses. (Mais la recherche frénétique et forcenée du plaisir sexuel peut être une activité de substitution.)



Parmi ces activités jugées frivoles qui mobilisent les êtres humains sans leur offrir de buts naturels figure, au premier rang, il y a le “travail scientifique”. Les beaux discours des scientifiques qui prétendent que la “curiosité” constitue le motif premier de leur recherche sont de la pure hypocrisie. En réalité, les chercheurs et ingénieurs ne recherchent que la gloire personnelle.



La science et la technologie fournissent les exemples les plus parlants de ce qu'est une activité de substitution. Certains scientifiques prétendent être mus par la « curiosité», ou encore œuvrer pour le «bien de l'humanité». Mais il est facile de voir qu'aucune de ces explications ne tient. Quant à celle qui invoque la «curiosité», elle est tout simplement absurde. La plupart travaillent dans des domaines hautement spécialisés qui sortent du champ de la curiosité ordinaire. Est-ce qu'un astronome, un mathématicien ou un entomologiste est intéressé par les propriétés de l'isopropyltriméthylméthane ? Bien sûr que non. Seul le chimiste l'est, et il l'est seulement parce que la chimie est son activité de substitution. Est-ce qu'un chimiste est curieux de connaître la classification appropriée d'une nouvelle sorte de coléoptères ? Non. Cette question intéresse seulement l'entomologiste, et il s'y intéresse seulement parce que l'entomologie est son activité de substitution. Si le chimiste et l'entomologiste devaient sérieusement assurer leur survie, et si cet effort mobilisait leurs capacités de manière intéressante sans pourtant rien avoir de scientifique, ils se ficheraient complètement de l'isopropyltriméthylméthane ou de la classification des coléoptères. Supposons que le manque de moyens ait empêché le chimiste de poursuivre ses études, et qu'il soit devenu agent d'assurances. Il se serait intéressé dans ce cas aux problèmes d'assurance et n'aurait rien eu à faire de l'isopropyltriméthylméthane. Il est stupide d'expliquer par la simple curiosité la quantité de temps et d'effort dépensée par les scientifiques dans leur travail. Cette explication ne tient pas debout



Le système a au demeurant besoin des scientifiques, des mathématiciens, et des ingénieurs pour forcer le peuple à se soumettre à un mode de vie qui apparaît de plus en plus éloigné du modèle naturel du comportement humain. Ce système s’exerce dès l’enfance, dans la famille et à l’école, une pression telle sur les individus que beaucoup finissent par se rebeller ou se briser : parasites sociaux, jeunes délinquants, fanatiques religieux, rebelles antigouvernementaux, écologistes radicaux, marginaux en tout genre…


Chacun dans nos sociétés serait invité, incité ou obligé non à se soumettre à une argumentation idéologique avec laquelle les transactions et compromis resteraient toujours possibles, mais à s’incliner devant une brutale nécessité technique. C’est la raison pour laquelle, en définitive, il ne saurait être question de faire le partage entre les “bons” et les “mauvais” côtés de la technologie.


C'est pourquoi Kaczynski préconise la révolution. Une révolution qui romprait avec le cadre strictement politique des révolutions antérieures. Elles consisterait non à se saisir du pouvoir existant, même pour la transformer, mais à jeter par-dessus bord le système technologique dans son intégralité.
Supposons maintenant que la révolution antitechnologique souhaitée par Kaczynski ait effectivement lieu. Que verra-t-on sur Terre ? Le triomphe, affirme-t-il, de la nature sauvage, de la pure Nature dans l’éclat de son innocence. L’humanité découvrira alors que la Nature constitue un contre-idéal parfait face à la technologie. Cette découverte se traduira par la constitution de petites communautés d’hommes, groupuscules très résolus parce que parfaitement éclairés sur les dangers de la civilisation technologique et industrielle. Mais si il est vrai que seuls ces petits groupes organisés pourront mener ce combat à bien, il faudra pourtant que cette révolution soit universelle pour que la logique mortifère de la technologie se trouve définitivement enrayée et que les individus retrouvent la voie normale du développement humain, laquelle passe par la quête autonome de buts naturels strictement liés aux nécessités physiques de l’existence.


Kaczynski refuse l’action politique traditionnelle, mais son manifeste reste infiniment politique : anti-gauchiste, antilibéral, il pourrait se présenter comme “conservateur” mais il se trouve que même les conservateurs ne trouvent pas grâce à ses yeux. Il les juge incohérents, car les conservateurs se plaignent du déclin des valeurs traditionnelles tout en apportant un soutien enthousiaste au libre-échange et au progrès technologique, et la croissance économique. De ce point de vue là, c’est vrai, Kaczynski n’est pas un conservateur. D’ailleurs je pense - comme feu Sir Roger Scruton - que le conservatisme s’inscrit surtout dans une école de pensée philosophique et esthétique cohérente et n’est pas essentiellement une pure réaction au progrès. Kaczynski est plutôt un anarchiste radical et élitiste, une mouvance dont il est, à ma connaissance, le seul représentant.


Sans doute influencé par ce type de questionnements, je suis tombé sur le fameux manifeste d'Unabomber, qui fut l'un des textes ayant façonné - mais de manière certainement contraire aux souhaits de l'auteur - mon appréhension de la question. Il a en effet donné de ce phénomène "progrès" une explication si totale, si implacable, que la seule alternative à son sujet consistait à accepter entièrement sa logique - avec enthousiasme ou résignation, peu importe - ou à la refuser en bloc, pour aspirer à redevenir des chasseurs-cueilleurs. Convaincu de l'inévitabilité d'un tel choix, mais aussi de l'impossibilité anthropologique d'opter pour ce retour à la préhistoire, je laissai alors s'évanouir mes réserves relatives à ce fichu progrès (technique, j'entends toujours !)

Polyde
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le 21 juin 2020

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