« La tournée du chat noir » : vous connaissez certainement cette belle lithographie que l'on rencontre reproduite sous forme de posters, cartes postales, porte-clefs, et même tee-shirts lorsqu'on arpente les ruelles de Montmartre. Eh bien, elle est l'oeuvre d'un dénommé Théophile Alexandre Steinlen, artiste anarchiste qui a dédié son œuvre à la misère des petites gens de Montmartre : ouvriers, marchands, prostituées, cabaretiers « … le peuple de la Butte était saisi sur le vif, dans le labeur des jours. Des charbonniers déchargeaient des sacs d'une carriole. Un vendeur de journaux à la criée, haut comme trois pommes, brandissait une gazette. Une marchande de savon tranchait dans un gros bloc, à ses côtés, un rémouleur aiguisait une serpette. Un allumeur de réverbères … hissait sa perche vers le candélabre ; sur la chaussée, deux poulbots le contemplaient, les prunelles en extase.» Il a en outre dessiné, peint, sculpté et recueilli un nombre infini de chats dans son atelier de Montmartre.
Il s'était installé avec sa femme sur la Butte au 21 rue Caulincourt vers 1883 mais cette dernière mourut en 1910. Il fit alors la rencontre d'une femme noire, Masseïda, originaire du Sénégal, de l'ethnie Bambara, ancienne danseuse de revue, qui lui servit de modèle et qui devint sa gouvernante et sa compagne.
Dans son dernier roman, Julien Delmaire évoque à la fois l'errance de cette femme dans les rues mal éclairées et malfamées de Montmartre où elle attire comme un aimant les regards des hommes et la rencontre avec Steinlen, le quotidien difficile d'une vie rongée par l'alcool, la pauvreté et les ravages de la guerre.
L'auteur met en scène un Montmartre sur le déclin où le préfet de Seine, Justin Germain Casimir de Selves, ose à peine mettre les pieds pour s'encanailler : les cabarets ferment peu à peu, les airs de java s'évanouissent dans l'air, l'électricité remplace petit à petit l'éclairage au gaz des réverbères ; les moulins, les ateliers d'artistes, les baraques de planches sont détruits un par un : « Tout devait être méthodiquement cadastré, arasé, haussmannisé. », les potagers qui nourrissaient Paris abandonnés, les charrettes tirées par les chevaux disparues, les chemins boueux transformés en rues goudronnées sur lesquelles les premières voitures atteignent les quarante kilomètres heure, l'âne Lolo du Lapin agile est mort ! Les jeunes hommes partent au front dont ils ne reviennent pas. « En ce temps, Montmartre avait tout d'une jungle, les fauves avaient le surin en alerte et il fallait être un peu fou pour poser son chevalet au milieu de pareils coupe- gorge. »
Et Steinlen n'a plus le courage de nettoyer sa pierre à lithographie devenue bien trop lourde pour lui... « Ça fait un bail, tu sais, que l'bon Dieu a tourné le dos à la Butte et c'est pas près de changer. » se désole le peintre qui reçoit encore quelques commandes de journaux : le Gil Blas, Le Mirliton, L'Assiette au beurre… Mais « Steinlen n'en peut plus des caricatures », il veut reprendre ses pinceaux et peindre.
Beaucoup de nostalgie émane de ces pages à la fois poétiques et sensuelles. On y croise des figures célèbres comme Apollinaire, Valloton, Lautrec, La Goulue, Chocolat au cirque Bostock...
Le quotidien est difficile : la nourriture manque, l'absinthe et la syphilis tuent à petit feu de même que le froid mordant de l'hiver contre lequel il est difficile de lutter. Même les couleurs viennent à manquer...
Masseïda est très touchante : elle repense à ses années africaines, à cette terre dont elle a été arrachée et elle y repart, en pensée, se plongeant dans des songeries infinies. Elle s'occupe du logement, des chats et pose pour Stenlein : « La chevelure de Macha. Noir corbeau. Cordages silencieux. Le front de Massa. Oued paisible. Noix de cajou. Le ventre de Massa. Vésuve clandestin. Terre brûlée. »
Un beau roman dont l'écriture délicate et imagée (certaines pages sont de vraies splendeurs) fait renaître la bohème de cette Belle Époque finissante et les petites gens qui se battent pour survivre tant bien que mal...
Un Montmartre que l'on aurait bien du mal à reconnaître maintenant qu'il est devenu un des endroits les plus huppés de Paris où l'immobilier a flambé.
On a envie, après la lecture de ce livre, d'aller flâner rue Norvins et rue des Saules, de longer tranquillement la rue de l'Abreuvoir et l'allée des Brouillards. Avec un peu d'imagination, on croiserait peut-être César Van Hove, l'allumeur de réverbères qui « parle aux candélabres, aux chats et à la lune » et l'on devinerait la présence d'une jeune femme noire suivie d'un chat disparaissant dans la brume du soir...
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