Du donjon, du dragon et du geek
Ah, Donjons et Dragons, la belle aventure ! Réminiscence de cette époque bénie par Gary Gygax où, d’un lancer de dé à x faces, vous fracassiez la tête d’un troll putride, forciez la serrure d’un coffre aux trésors, preniez une boule de feu dans la tronche parce qu’il était piégé (fumble !), avant de vous retrouver, au détour d’une forêt fatalement sombre, labyrinthique et mystérieuse, à taper le carton avec une wiverne (7D12+14 PV). Epoque, aussi, où vous découvriez que suivre la progression de deux pixels sur un écran peut s’avérer fascinant. Où Dorothée vous faisait enfourner gaiement du Ken le Survivant pour votre quatre heures, où Jeanne et Serge démontraient que l’amour au premier regard, c’est pas du flan.
Bram, comme approximativement 56,3% des trentenaires actuels, est un pur produit de cette époque. Il a connu l’Amstrad CPC 6128, celui avec le crocodile. Conséquence (peut-être) : il est devenu ingénieur informaticien. Il n’a pas connu le grand amour, celui qui vous laisse avec femme, enfants, et crédits sur vingt ans. Conséquence (à moins que ce ne soit la cause) : c’est un geek. Cheveux gras, boutons d’alcool, haleine de cadavre. Jusqu’à ce que surgisse LA femme. Et qu'elle lui propose un projet complètement fou.
Cliché ? Oui, cliché. Mais bon, si Bram avait été avocat d’affaires, gaulé comme un dieu, habillé par Versace pour faire son jogging à Central Park, Lilian Peschet se serait appelé Guillaume Musso. Et autant vous dire que je ne serais pas là à chroniquer son roman.
Le plaisir que procure la lecture de Mon Donjon, Mon Dragon tient pour beaucoup à ce goût de marbré Papy Brossard qu’il laisse dans la bouche, madeleine de Proust pour ex-fan des eighties, fourrée de références intelligemment exploitées. C’est drôle, bien que pas toujours fin, et très actuel dans son évocation nostalgique d’un temps qui n’a peut-être jamais vraiment existé.
Là où j’ai été moins convaincue, ça a été sur le fond de l’intrigue – que je ne peux évidemment dévoiler, mais qui m’a ennuyée par son invraisemblance – alors que le décor est tout ce qu’il y a de plus réaliste et de bien planté. Quand on quitte le domaine de l’ambiance pour entrer dans celui de l’histoire, qu’on met de côté la multitude de petites trouvailles stylistiques à faire ricaner les adulescents, la magie se dissipe quelque peu, le rythme se fait plus saccadé dans la deuxième moitié du roman, jusqu’à une fin au goût d’inachevé, un rien précipitée.
Malgré ce bémol, je conseille la lecture de ce court roman, ne serait-ce que pour ces quelques scènes hilarantes à la Scott Pilgrim où l’imaginaire fait un ouchigari au réel, et, à l’opposé, pour ces éclats de désespérante lucidité où l’enfant en nous reconnaît sa défaite.
Deux extrêmes pour atteindre une sorte d’équilibre : c’est sans doute notre époque qui veut ça.