Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2016/09/morts-pour-l-empereur-de-takahashi-tetsuya.html
Le titre de cet essai, Morts pour l’empereur, est à la foi juste et quelque peu trompeur : mieux vaut appuyer sur le sous-titre (et qui est semble-t-il le titre original ?), La Question du Yasukuni, certes moins directement éloquent a fortiori pour un lecteur français qui, tel que votre serviteur, n’a à la base pas la moindre idée de ce qu’est ce « Yasukuni », mais qui correspond bien aux préoccupations essentielles de cet essai qui, en son temps, a connu un certain succès tant au Japon que, très vite traduit, dans des pays également intéressés à cette question, au premier chef la Corée et la Chine. Tout cela est sans doute très loin pour nous… et justifie quelques mises au point qui, d’emblée, témoignent de la singularité essentielle de cette « question du Yasukuni », tout en permettant de l’inscrire dans une perspective plus globale, touchant à la commémoration et à ses institutions.
Mais ce qu’il faut comprendre d’emblée, c’est que ce débat est très clivant, là-bas – bien plus que ses éventuels équivalents européens et américains ; on comprend mieux pourquoi l’auteur, Takahashi Tetsuya, avant tout professeur de philosophie contemporaine à l’université de Tôkyô (et notamment spécialiste de Derrida), mais également intéressé à d’autres sujets touchant à la guerre ou à la politique, et aux responsabilités et dilemmes moraux en la matière, a donc choisi de livrer un essai pareil, qui ne relève pas tant – ou pas uniquement – de l’étude historique, sociologique, philosophique, etc., « objective », que de la tribune militante. La « question du Yasukuni » est essentiellement politique, et l’auteur s’y engage – faisant face à une bête noire toute politique, le premier ministre japonais d’alors, Koizumi Jun’ichirô (à vue de nez con comme un Trump).
ORIGINES ET NATURE DU YASUKUNI
Le Yasukuni, donc. Il s’agit d’un sanctuaire shintô, sis à Tôkyô, et somme toute assez récent, puisque créé par l’empereur Meiji. Depuis son instauration à la fin du XIXe siècle, il a pour vocation d’entretenir la mémoire des militaires tombés dans les différents conflits, civils ou extérieurs, ayant impliqué le Japon. Mais cela va en fait plus loin que cela, dans la mesure où il s’agit bien d’un établissement religieux (ce qui a pu être contesté, par simple sophismes le plus souvent aisément balayés, mais d’autres contestations se sont avérées autrement pernicieuses et redoutables…), imprégné de la métaphysique shintô – et plus précisément celle du shintô d’État, j’y reviendrai. On ne se contente pas ici de lister des noms, comme dans tel ou tel ossuaire ou monument aux morts européen (lire cependant l’intéressante préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, qui opère une comparaison instructive) : on affirme que les « âmes des héros » rassemblées aux Yasukuni sont de nature essentiellement divine ; il s’agit de les glorifier, et pas seulement pour la forme : techniquement autant que littéralement, ils sont des divinités.
LES CONTINGENTS DES « ÂMES DES HÉROS »
C’est déjà une singularité importante, mais cela ne s’arrête pas là. En effet, les premiers conflits ayant apporté des « âmes de héros » au Yasukuni ont été relativement limités : deux guerres civiles de l’ère Meiji, la première guerre sino-japonaise, la guerre russo-japonaise, la Première Guerre mondiale (très peu mortifère dans la région), enfin et peut-être surtout des guerres coloniales sur lesquelles il faudra revenir. Mais tout change avec « l’incident de Mandchourie », puis « l’incident de Chine » débouchant sur la deuxième guerre sino-japonaise, enfin et surtout la « guerre de l’Asie et du Pacifique », c’est-à-dire la Deuxième Guerre mondiale. Les premiers contingents de héros se chiffraient en centaines ou milliers, parfois même en dizaines seulement ; certes, ce n’est pas rien, et ces morts étaient tout aussi morts que ceux qui les suivraient… Mais les statistiques explosent avec la seconde guerre sino-japonaise et la guerre de l’Asie et du Pacifique : ce sont alors 2 500 000 morts qui intègrent le Yasukuni ! Autant dire que la quasi-totalité, écrasante, des « âmes des héros » du Yasukuni relèvent de ces ultimes conflits. La démesure statistique influe fortement sur la perception de l’institution…
LA TRANSFORMATION DU YASUKUNI APRÈS LA DÉFAITE
D’autant qu’il s’agit donc d’une institution religieuse, mais dans l’optique du shintô d’État – à tout prendre bien différent du shintô traditionnel. De cela les troupes d’occupations américaines commandées par Douglas MacArthur ne veulent pas, y voyant, sans doute à bon droit, une cause essentielle du développement du militarisme japonais, et lui imputant donc pour partie la responsabilité de la guerre. Cela fait partie de ces points essentiels imposés par les troupes d’occupation et qui détermineront l’orientation du Japon de l’immédiat après-guerre à aujourd’hui : il faut séparer le politique du religieux, et anéantir le shintô d’État.
Mais le Yasukuni n’est pas supprimé pour autant : il devient en fait un simple établissement privé, sanctuaire shintô déclaré et reconnu légalement, jusque dans son caractère spécial.
En tant que tel, il ne dérange en rien les troupes d’occupation, et de même pour la majorité des Japonais. Même quand le Yasukuni accueille des criminels de guerre notoires, condamnés lors des procès de Tôkyô, on ne trouve rien à y redire. Même si, par la suite, le débat se focalisera surtout sur les « criminels de catégorie A », c’est-à-dire les responsables de « crimes contre la paix », parmi lesquels on retiendra surtout le premier ministre Tôjô Hideki… Le Yasukuni accueillait déjà au titre de héros les fauteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité – catégories B et C.
Note pour les lecteurs de l’excellente novella de Ken Liu L’Homme qui mit fin à l’histoire : on n’y trouve donc pas les responsables de l’Unité 731… tout simplement parce qu’ils n’ont jamais été condamnés, ayant bénéficié de la protection des Américains – c’est la seule mention qui en est faite ici, d’ailleurs, si l’essai se montre très éclairant sur le contexte japonais du récit de science-fiction.
LES VISITES DE PREMIERS MINISTRES
Le problème, c’est quand se réveille une collusion entre le politique et le religieux, aux relents plus ou moins marqués de shintô d’État.
Depuis longtemps, intellectuels conservateurs et politiciens, notamment au sein du PLD, le Parti Libéral-Démocrate qui n’est bien souvent ni libéral ni démocrate, incarnation de la droite nippone systématiquement aux affaires de l’après-guerre à l’aube de l’ère Heisei, depuis longtemps donc ces personnages entendent louer l’institution du Yasukuni, voire lui rendre son statut officiel, quoi qu’on en dise par ailleurs – et notamment en Chine et en Corée.
En 1985, le premier ministre Nakasone Yasuhiro se rend au Yasukuni pour y rendre un hommage officiel aux « âmes des héros » ; surtout, à l’aube du XXIe siècle, le premier ministre Koizumi Jun’ichiro s’y rend chaque année dans la même optique… témoignant peut-être d’un durcissement de la droite japonaise sur la question ; ce sont ces visites répétées qui incitent Takahashi Tetsuya à prendre la plume – en se faisant l’écho d’une politique dépassant le seul Japon, et d’un débat constitutionnel qui intéresse bien au-delà des seuls juristes ; se pose en effet la question de savoir si ces visites sont constitutionnelles ou pas, puisqu’elles semblent bien contrevenir à une laïcité nippone peut-être plus chatouilleuse encore que son équivalent français, au-delà des vociférations outrées que ce dernier suscite… En effet, chacune de ces visites a suscité des plaintes judiciaires, parfois strictement japonaises, parfois étrangères (chinoises ou coréennes), réclamant des tribunaux japonais qu’ils dénoncent l’anticonstitutionnalité de ces visites (ce qu’ils ont parfois fait) et exigeant éventuellement des réparations de l’État nippon (jamais accordées quant à elles).
Oui, la question est là-bas très clivante, qui s’appuie sur des thématiques plus larges, témoignant des bouleversements des mentalités japonaises depuis l’après-guerre. Le débat ne pourrait probablement pas avoir les mêmes implications en Europe – bien au-delà de la seule question religieuse, aussi importante soit-elle : c’est que le Japon a solennellement affirmé qu’il ne recourrait plus à la guerre – sa Constitution même en fait la promesse. Toutefois, la droite ne manque pas de relever systématiquement que cette Constitution leur a été imposée par les Américains… Et sans forcément verser dans le bellicisme (encore que les occasions ne manquent pas, indirectement – après tout, on ne dit pas « armée », mais « forces de défense », on ne dit pas « guerre » mais « opération de maintien de la paix » ou « de lutte antiterroriste »…), elle témoigne de la part de ces politiciens ou intellectuels d’un ressentiment imprégné de gêne à l’égard de la question de la responsabilité du Japon dans les « guerres d’agression », comme les qualifient leurs opposants, « guerres justes » ainsi qu’eux-mêmes les voient, qui ont alimenté le sanctuaire en innombrables « âmes de héros »… Pour le coup, Unité 731 mise à part, on peut renvoyer de nouveau à L’Homme qui mit fin à la guerre, de Ken Liu.
Takahashi Tetsuya, bien sûr, a choisi son camp, et ne s’en cache certainement pas. D’où cet essai qui, divisé en cinq questionnements, vise à mettre à bas l’argumentaire (il est vrai plus ou moins solide ou plus ou moins borné, c’est selon…) des pro-Yasukuni – dans le cadre du débat constitutionnel et bien au-delà.
L’ALCHIMIE ÉMOTIONNELLE
Il s’intéresse avant tout au cœur de l’institution, à son propos le plus flagrant, qui relève, selon son expression, d’une « alchimie émotionnelle ». L’objet initial, mais sans doute à ce jour encore, du sanctuaire Yasukuni, est d’opérer une transmutation de la tristesse, bien légitime et parfaitement compréhensible, des familles des défunts, en une véritable allégresse, une joie pure et empreinte de gratitude pour la beauté du sacrifice accompli.
Ces notions de joie et d’allégresse sont sensibles dans nombre de témoignages de ces familles (les pro-Yasukuni ; on trouve aussi bien des familles hostiles à l’institution, bien sûr – éventuellement celles d’ « auxiliaires » défunts, recrutés de force en Corée ou en Chine, et « honorés » au Yasukuni pour avoir contribué à la défense du Japon : ces familles sont souvent furieuses de cet état de fait, et ont régulièrement demandé au sanctuaire de libérer leurs proches de la célébration commune, mais le sanctuaire s’y est toujours refusé…).
L’allégresse, de la sorte, est associée à l’honneur, mais produit un déconcertant effet pervers – c’est comme s’il s’agissait de rechercher la mort au combat, pour être honoré en tant que divinité ! On se demande parfois comment une mentalité pareille a pu être conciliée avec les impératifs stratégiques de l’armée nippone – comment vaincre si vos soldats cherchent à mourir ?
Quoi qu’il en soit, l’émotion est au cœur des discours pro-Yasukuni et anti-Yasukuni ; ce qui, bien sûr, dissuade d’autant plus le questionnement « objectif », « rationnel », « dépassionné » – et cela vaut probablement pour Takahashi Tetsuya autant que pour ses adversaires.
LES RESPONSABILITÉS DE GUERRE
Mais la question du Yasukuni, c’est aussi celle des responsabilités de guerre – qui intéresse tout particulièrement l’auteur.
Les criminels de catégorie A
La célébration commune des « âmes des héros » englobe notamment celle des criminels de guerre, et tout particulièrement celles des « criminels contre la paix » (catégorie A) ; ce qui chatouille tout particulièrement les pays voisins tels que la Chine ou la Corée… Pourtant, l’auteur fait à bon droit remarquer que la Chine, surtout, se montre étonnamment ouverte en l’espèce, dans la mesure où les seuls criminels de catégorie A semblent lui poser problème : dans la logique de la Chine Populaire, seuls ceux-ci sont à proprement parler « coupables » ; l’immense majorité des morts du Yasukuni, simples soldats, peuvent être envisagés comme autant de « victimes », et la Chine ne réclame pas l’abandon de leur célébration…
Mais que faire, alors, pour les criminels de catégorie A ? On a pu avancer l’idée d’une célébration séparée… mais elle apparaît bien hypothétique, voire inenvisageable : le sanctuaire lui-même est très intransigeant sur la question, qui tient comme de juste à son rite, et n’admet pas la possibilité de retirer de ses « listes » ceux qui ont été amenés à y figurer…
Guerres d’agression et guerres justes
Le problème, bien sûr, est au-delà celui de la perception de la guerre, opposant « guerre juste » et « guerre d’agression » ; et si, probablement, la majorité des Japonais envisagent aujourd’hui les conflits tels que la seconde guerre sino-japonaise et la guerre de l’Asie et du Pacifique comme des « guerres d’agression », l’idée d’une responsabilité en l’espèce est parfois difficile à avaler (je ne leur en veux pas forcément – je m’étais exprimé là-dessus en rendant compte de ma lecture passionnée de L’Homme qui mit fin à l’histoire, et y reviendrai en conclusion).
La dimension coloniale
Mais la dichotomie entre ces deux types de guerre s’éclaire en fait tout particulièrement en remontant à des opérations militaires antérieures – peu importe si, statistiquement, le contingent de morts qu’elles ont procuré au Yasukuni est dérisoire en comparaison : c’est en effet l’occasion de mettre en lumière la dimension coloniale du Japon à partir de Meiji, avec des opérations « de maintien de la paix » parfois très rudes, ainsi contre les « barbares de Taiwan » – et c’est semble-t-il un aspect de l’histoire contemporaine du Japon très méconnu des Japonais d’aujourd’hui… Cette dimension coloniale est pourtant essentielle dans la question du Yasukuni – et ne fait rien pour arranger les relations de l’empire du soleil levant avec ses voisins éventuellement rancuniers, et on les comprend…
LA QUESTION RELIGIEUSE
Se pose aussi la question de la religion – et elle est complexe, peut-être tout particulièrement au regard des spécificités du Japon en l’espèce.
Le shintô d’État dans le syncrétisme japonais
À la base, que le Yasukuni relève du shintô ne fait aucun doute. Le problème est cependant double : tout d’abord, faut-il envisager le shintô, ou du moins le shintô d’État dont ce sanctuaire émane, comme une religion ? En fait, ça n’est pas forcément si évident que cela – dans la perspective éventuellement syncrétique du Japon.
En témoignent d’ailleurs les soutiens affichés au Yasukuni, dans les années 1930 et 1940 notamment mais éventuellement ensuite, par des groupes religieux distincts, notamment des bouddhistes de tendance amidiste, mais aussi des chrétiens, aussi bien catholiques que protestants ! En fait, l’idée défendue était que le shintô d’État, plus qu’une religion à proprement parler, renvoyait aux seuls devoirs des citoyens japonais à l’égard de la patrie et de l’empereur, sans incompatibilité avec une foi et un engagement chrétiens ou bouddhiques.
Or ce patriotisme était jugé « évidemment nécessaire », impossible à remettre en cause, et constituer par ailleurs une des plus profitables singularités du Japon… Voir notamment ce discours chrétien sur « le sang », assez éloquent : on n’est pas ici dans la logique du martyre, autant pour l’exemple antique du refus des premiers chrétiens de se plier au culte impérial romain…
Mais il y a potentiellement un leurre : le shintô d’État ne serait en fait pas tant « non-religieux » que « super-religieux » ; ce qui explique comment les autres cultes peuvent s’en accommoder, mais il n’y a guère de doutes quant aux implications réelles du culte rendu au Yasukuni.
Les dangers de la laïcisation
On en arrive alors au débat sur la laïcisation éventuelle du Yasukuni, qui est d’autant plus complexe… Et l’auteur me paraît toucher à quelque chose de très juste quand il montre comme une laïcisation de la sorte serait en fait extrêmement pernicieuse, et même fondamentalement dangereuse, en ressuscitant peu ou prou le shintô d’État honni, propice à toutes les justifications, et tout particulièrement en matière de guerre – en masquant la religion sous le voile du patriotisme, ce processus ne serait que plus totalitaire, en s’imposant à tous au-delà des convictions personnelles.
Mais la question de la nature religieuse ou non du Yasukuni et de l’hommage qui y est rendu, et peut-être tout particulièrement telle qu’elle ressort des nombreux rapports conçus par le PLD ou des intellectuels gravitant autour afin de « re-légitimer », ou « re-officialiser » le sanctuaire, quitte à ce que ce soit en le « laïcisant », est donc saturée d’hypocrisie et de sophismes.
LA QUESTION CULTURELLE
Il en va de même pour la question « culturelle », faisant du Yasukuni une spécificité japonaise, à préserver en tant que telle – je n’ai jamais compris ce réflexe qui veut que les coutumes ou traditions soient par essence « bonnes », et doivent donc être préservées… En fait, ce discours « culturaliste », par exemple celui d’Etô Jun, ne tient pas la route tant il se perd dans ses contradictions – consciemment ou pas.
Par exemple, on cherche à inscrire le culte des morts rendu au Yasukuni dans une tradition ininterrompue depuis le Kojiki… Mais c’est absurde, au-delà même de l’idée improbable et aveugle d’un Japon statique sur treize siècles. Et quand bien même le culte des morts, ou plus exactement le rapport toujours mêlé des morts et des vivants, peut être perçu comme un trait essentiel de la culture japonaise, ce que ne nie pas Takahashi Tetsuya, cela n’implique en rien le culte tel qu’il est rendu au Yasukuni. En fait, taquin, l’auteur montre que, s’il était une tradition japonaise intéressante en l’espèce, elle serait tout autre… puisque visant à honorer tous les morts, y compris les morts ennemis ! Or on est là très loin de l’approche du Yasukuni, qui n’honore que les morts « du bon camp » et par ailleurs militaires ou « directement auxiliaires » militaires : les ennemis étrangers ne figurent pas dans la célébration commune, et pas davantage les morts japonais mais hostiles au pouvoir central (ce qui vaut pour les deux guerres civiles de Meiji) ; par ailleurs, les civils sont systématiquement ignorés…
Mais les « culturalistes » jouent un double jeu étonnant : quand on leur dénie la « spécificité japonaise » censée constituer la base de leur argumentaire, ils se retournent sur la position antipodale – après tout, tous les pays célèbrent leurs morts ! Oui – mais où passe donc la spécificité nippone, dans ce cas ? Il y a là une contradiction flagrante – mais peut-être aussi l’occasion de faire ressortir une autre spécificité, antagoniste éventuellement de la précédente.
L’auteur pioche des exemples dans l’histoire occidentale contemporaine, associant classiquement la mécanique de la commémoration et de la glorification des morts avec l’émergence de l’État-nation, tout particulièrement dans le contexte de la Révolution française, puis des guerres napoléoniennes, avant que le phénomène culmine avec la Première Guerre mondiale, mais en s’autorisant aussi de lointains retours en arrière, avec la Rome « pro patria mori », et plus encore le célèbre éloge funèbre de Périclès tel qu’il est rendu par Thucydide dans sa phénoménale Histoire de la guerre du Péloponnèse.
Mais il faut dépasser ce comparatisme et la tentation « relativiste » visant à justifier tout et n’importe quoi. Derrière, c’est l’idée même de commémoration qui doit être interrogée – et les implications en l’espèce du cimetière d’Arlington, de l’ossuaire de Douaumont et du Yasukuni peuvent être très diverses ; or le Yasukuni, ici, double la mise politique, peut-être d’autant plus en raison de sa nature religieuse ou « super-religieuse ».
EN QUÊTE D’UNE ALTERNATIVE ?
Mais peut-être pourrait-on concevoir une alternative, justement ? Un lieu de commémoration détaché des dangers du Yasukuni, envisageant le passé comme le futur d’une manière plus sereine ? Ne visant pas à glorifier les morts, mais à témoigner des horreurs de la guerre, en envisageant ensemble toutes ses victimes…
Takahashi Tetsuya se montre sceptique – au bout du compte, tout nouveau lieu de commémoration présenterait à ses yeux trop de risques de déboucher sur un « nouveau Yasukuni »… Aussi débouche-t-on en définitive sur une impasse.
Peut-être l’idée serait-elle donc de repenser au préalable la notion de commémoration – préalable indispensable à un traitement vraiment pertinent de l’héritage encombrant du Yasukuni…
LES LIMITES DE L’ARGUMENTAIRE
Ceci étant, cette dernière dimension éclaire peut-être plus particulièrement les limites de l’argumentaire de Takahashi Tetsuya – bien plus que sa dimension d’emblée militante.
L’auteur se montre régulièrement subtil et pertinent – ainsi quand il démonte l’argumentaire « culturaliste » ou les inepties populistes et bas du front de Koizumi « justifiant » ses visites au sanctuaire, ou encore, dans un autre registre, quand il s’interroge sur la « super-religion » du shintô d’État et les dangers pernicieux de la laïcisation.
D’autres fois, cependant, il m’a paru moins convaincant… J’ai l’impression qu’il est à l’occasion presque aussi borné que ses adversaires, en fait : en maintes occasions, son essai souffre de la même tendance à reléguer l’argumentaire au rang d’axiome – cela est ainsi, cela ne peut pas être ainsi, etc. Sans démonstration supplémentaire… La déclaration solennelle, et peut-être plus encore sa réitération d’essence rhétorique (l’auteur se répète régulièrement…), semblent suffire à ses yeux pour balayer l’adversité – presque au point de susciter l’effet contraire !
Même pour moi qui suis fondamentalement pacifiste, méfiant au mieux et souvent hostile à l’égard de la chose militaire, résolument opposé au nationalisme sous toutes ses formes, le sentiment à l’occasion que l’auteur lui-même s’en remettait à des prénotions m’a plus d’une fois déconcerté…
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
L’essai reste intéressant. En traitant de manière très japonaise une question très japonaise, il fournit des aperçus plus larges d’une problématique éventuellement universelle.
Mais c’est peut-être avant tout un témoignage intéressant des mentalités japonaises contemporaines, que l’emprise de la guerre ne lâche toujours pas… Le tableau qui en ressort est à vrai dire assez effrayant, augurant d’un avenir sombre – je redoute, dans ces polémiques récentes, un retour de bâton, après toutes ces années, de la tendance à l’auto-humiliation qui a suivi la défaite de 1945… Car l’idée d’une responsabilité collective en l’espèce, et plus encore quand elle se communique « naturellement » à des « héritiers » qui n’étaient même pas nés, ainsi l’auteur, au moment du Japon totalitaire et militariste, me dérange toujours.
Aussi, quand bien même je rejoins largement l’auteur dans ses arguments et ses conclusions anti-Yasukuni et plus largement pacifistes, je ne peux m’empêcher de me demander si pareil essai, d’autant plus sous cette forme, n’est pas tout aussi symptomatique d’une évolution dangereuse de la question que les visites provocatrices de Koizumi au Yasukuni… Une question à suivre.