Je découvre la collection "Les précurseurs de la décroissance", dirigée par Serge Latouche, vieux briscard de la lutte contre l'orthodoxie économique, pourfendeur du capitalisme et du mirage du développement économique à la sauce FMI. Le format est intéressant : une présentation de l'auteur et de ses idées dans une première partie, une sélection d'extraits choisis dans une seconde. Cela permet d'avoir une idée de l'apport théorique global d'un penseur et de s'y frotter directement par des lectures "dans le texte". On aura alors tout le loisir de s'y plonger de manière plus approfondie dans des lectures ultérieures si l'on est séduit par cette mise-en-bouche. Ici, Vincent Gerbet et Floréal Romero nous proposent de nous intéresser à l’œuvre de l'Américain Murray Bookchin.


Né en 1921 à New York dans une famille d'immigrés juifs russes, Bookchin a grandi dans une famille déjà imprégnée des idées marxistes et socialistes. Après avoir travaillé dans une fonderie et dans l'industrie automobile, où il aura vigoureusement milité comme syndicaliste, il deviendra finalement essayiste et enseignant. D'abord proche des mouvements trotskistes, il s'oriente finalement vers l'anarchisme dans les années 50 et s'intéresse aux problématiques écologiques. Au fil de ses réflexions, il en arrivera à la conclusion que les déséquilibres que l'être humain a provoqué dans la nature découlent directement des déséquilibres qu'il a provoqué dans la société : "L'obligation faite à l'humain de dominer la nature découle directement de la domination de l'humain sur l'humain". Aussi sera-t-il un grand pourfendeur de toute forme de domination sociale qu'elle soit fondée sur l'âge, le sexe, l'ethnie, l'orientation sexuelle, la classe sociale...


Grand pourfendeur du "capitalisme vert", il affirme que l'idée même de capitalisme est antinomique avec l'idée de protection de l'environnement. Au cœur du système capitaliste, on retrouve l'idée de profit, intimement liée à celle de croissance et donc de production pour la production, et de consommation pour la consommation. Ce mode de fonctionnement a "envahi tous les domaines de nos vies" résument les auteurs de l'opuscule, "l'être humain est ainsi toujours plus dépersonnalisé, car toujours mis en concurrence, atomisé, coupé des liens avec son prochain, (...) et toujours plus construit et modelé selon la volonté du marché". Bookchin appelle ainsi de ses vœux à "réhumaniser la société".


L'anarchiste américain propose ainsi que la production de gadgets inutiles et les biens pensés dans une optique d'obsolescence programmée fassent place à "l'élaboration de biens durables par des artisans créatifs et fiers de leur travail (...) Des objets beaux, utiles, que l'on acquiert dans le but de les conserver et auxquels on s'attache, pensés pour être adaptables aux différentes situations, modulables et réparables à souhaits. Surtout : des biens que l'on partage en fonction des besoins et qui retrouvent ainsi une utilité sociale et une dimension esthétique, plutôt que principalement économique". Une approche qu'on peut mettre en parallèle avec l'actuelle mouvance de promotion des low-tech, et dont l'ouvrage de Philippe Bihouix, L'Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable (dont je propos une critique ici) offre une parfaite illustration. Mais ce changement ne doit pas passer par la culpabilisation du consommateur affirme Bookchin, car seul "un changement institutionnel radical de notre société" permettra d'atteindre un tel objectif.


Cette nouvelle société qu'il appelle de ses vœux sera fondé sur l'échange et l'entraide. Les hommes, libérés de leur obsession pour la surconsommation, s'orienteraient naturellement vers les seuls biens nécessaires, permettant de retrouver une consommation raisonnée et durable des matières premières. Et contrairement à certains mouvements décroissants actuels, Murray Bookchin ne diabolise pas la technologie, mais seulement l'utilisation dévoyée qu'en fait le capitalisme. Au contraire, il invite de ses vœux à réduire la pénibilité du travail humain grâce à des technologies soigneusement pensées, sans pour autant en arriver à une machinisation générale qui ferait perdre le sens du travail et transformerait l'homme en esclave de la machine (on ne peut s'empêcher de penser à la scène de Charlot broyé par les engrenages dans Les temps modernes). Des machines intelligemment construites et mises en commun permettraient par ailleurs de renforcer les liens entre différents espaces géographiques. Car un autre élément-clé de la pensée de Bookchin repose dans cette idée de réduire la taille des villes, de mieux repartir la population sur le territoire et de créer une véritable synergie entre les municipalités.


"La décroissance ne pourrait être viable sans une opposition claire au capitalisme" résume les auteurs de l'ouvrage. Aussi Murray Bookchin propose-t-il un projet politique alternatif fondé sur la démocratie directe : le "municipalisme libertaire". Dans une société nouvelle "libérée des hiérarchies économiques et sociales", le penseur développe l'idée d'une gestion locale des affaires publiques articulée autour des principes de vote à la majorité, de mandats impératifs révocables et "municipalisation de l'économie". A un échelon supérieur, il insiste sur la nécessité de mettre en place une véritable coopération inter-municipale "sans État ou administration centralisée pour uniformiser ou imposer ses vues". A travers ce système, il souhaite le rapprochement des villes et des campagnes, la fin des grands centres urbains et une économie raisonnée fondée sur les besoins réels de la population.


Contrairement à certains mouvements décroissants favorables à des mesures d'austérité autoritaires et centralisées, Bookchin est partisan d'une méthode douce, progressive et fondée sur la décentralisation. Il n'est pas favorable à une révolution par les armes, mais incite les citoyens à se regrouper en association fonctionnant comme des assemblée locales et à investir les municipalités en se présentant aux élections municipales. Par une sorte d'entrisme anarcho-écologique il espère voir se créer des municipalités favorables à l'autonomie économique et à l'autogestion. En parallèle de ce mouvement politique, il insiste sur l'importance de la culture afin de promouvoir les valeurs de création et d'entraide qui permettraient de "renouer avec la confiance dans un destin collectif" et de "réenchanter le monde".


Gerber et Romeo précisent que les deux principales critiques qui sont faites à l’œuvre de Boockhin reposent sur son abandon du syndicalisme comme moyen de lutte contre le capitalisme et son recours au système électoral en vigueur. Au vu de l'état du syndicalisme français en 2020 et du bilan très mitigé des diverses tentatives de révolutions armées au cours des dernières décennies, j'ai du mal à accorder du crédit à ces deux axes critiques. Une société bâtie sur la violence peut-elle véritablement se détacher du recours à cette même violence par la suite ? Aux idéaux et à la pureté idéologiques dont se drapent certains militants n'est-il pas préférable de chercher des solutions moins brutales mais avec plus de chance de se réaliser et de se pérenniser ? Et aux "petits gestes du quotidien" pour sauver la planète dont se revendiquent d'autres, n'est-il pas plus souhaitable de construire un mouvement plus collectif à vocation révolutionnaire (pacifique) ? Pour sortir de la société néolibérale, du capitalisme et de leurs logiques mortifère, il faut des mesures radicales mais sans violence : à ce petit jeu les marchands de canon seront toujours gagnants.

ZachJones
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le 30 août 2020

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