Le Gitan, que tu ne connais pas !
Devoir de mémoire ou auto-flagellation ? La question anime des débats souvent vifs auxquels participent des esprits aussi bien imbéciles qu’aguerris. Au milieu de tels combats idéologiques, des écrivains se débattent et tentent de faire passer quelques mots et autres vérités au service de la lutte contre une amnésie collective autant que sélective. Paola Pigani est de ces auteurs aux combats perdus d’avance, sans réputation pour les précéder, aux livres exigeants et aux sujets tabous au-dessus desquels il est presque impossible de soulever la chape.
On le sait plus ou moins, plutôt plus que moins d’ailleurs, mais les nomades de France, s’ils n’ont toujours pas un sort enviable dans l’hexagone, ont fait partie des cibles privilégiées durant le Seconde Guerre Mondiale. Alba est une jeune manouche qui va se retrouver contrainte à l’enfermement avec sa famille et ses semblables lorsque l’Etat français décide que, pour les « protéger », ils doivent passer le temps de la guerre dans un camp. S’en suivent les humiliations, les brimades et la relégation pour la jeune fille et le peuple nomade, du seul fait de leur volonté de préserver un mode de vie basé sur la liberté de mouvement qui fait de la sédentarité une petite mort.
Les talents d’écriture de Paola Pigani, s’ils sont évidents et immenses (croyez-moi je pèse mes mots), surprennent dès le début d’une lecture qu’on espérait confortable, l’emploi permanent du présent de l’indicatif étant très déroutant pour un livre à ce point ancré dans une page d’histoire. Au fil des pages, le piège se referme sur le lecteur qui trouve sa place au milieu des manouches du camp des Alliers. Paola Pigani pratique une qualité narrative qui donne vie à l’écriture, mais ce qui frappe réellement c’est la poésie qui investit parfois le texte, la preuve par l’exemple :
« Alba regarde les arbres qui longent la route. Depuis toujours, ils lui annoncent le bon vouloir du vent et des saisons, les fruits à venir. Ils sont là pour la protéger du soleil, des averses, décuplant le ciel dans un royaume mouvant d’oiseaux de toute sorte. Elle craint les murs, les immenses portails des métairies, les bâtisses imposantes, les toits qui empêchent l’âme des morts de s’envoler et celle des vivants de rêver. Elle voudrait vivre encore dans l’habitacle utérin de leur verdine aux odeurs de bois et de laine. Sentir les souffles croisés des siens dans le sommeil partagé, serrés sous l’édredon. Elle espère que là-bas, dans le camp, il y aura de la place pour chaque roulotte, pour chaque famille, pour le feu qui doit mourir tous les soirs et renaître tous les matins. Alba voudrait caresser encore des arbres, s’étendre sur un tronc couché comme celui-ci au bord de la route, qui a été abattu, émondé. Elle voit sa couleur claire, une couleur de chair vivante, une couleur de crème de lait. La pulpe est luisante, humide. D’habitude elle s’attarde là où les bûcherons ont laissé les écorces, les pelures, les sciures avant d’entasser les billes de bois en grandes murailles claires le long des chemins. Elle se laisse guider par l’odeur de coupe fraîche. Elle s’agenouille auprès des gisants et ramasse leurs peaux dans un grand sac de patates qu’elle rapporte à ses parents. Ils s’en servent pour allumer le feu le matin. »
Cette page 34 m’a fait comprendre qu’il était impossible que je ne termine pas la lecture de cet ouvrage. Tant de beauté dans une écriture contemporaine ne m’avait pas touché à ce point depuis si longtemps. Paola Pigani allie le charme d’une prose toute entière dévouée à la beauté de la langue, à une histoire profonde et grave comme seuls les grands moments d’histoire, qui résonne à nos oreilles comme autant d’avertissements sur des précipices qui ne se sont jamais refermés, savent en délivrer. Assurément un grand roman qui, dans mon esprit, mérite à ce jour de remporter le prix RomanGier. (http://www.senscritique.com/liste/Prix_Roman_Gier_2014/389694)
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