Alors qu'elle est soignée dans un hôpital généralement réservé aux dignitaires du gouvernement bulgare, pour une paralysie galopante d'une jambe, la jeune Alba rencontre Guéo, la cinquantaine bien entamée, membre du comité central du parti qui dirige encore le pays dans le courant des années 80. Tout en lui réapprenant la marche, Guéo tombe amoureux d'Alba et Alba de Guéo. La différence d'âge, la différence de milieu, la femme de Guéo, la "gentille fille du général", le rapport qu'il doit rédiger et présenter censé prolonger la vie du régime en sursis, qui n'avance pas... tout cela commence à sentir mauvais pour les deux amants qui se donnent rendez-vous à Paris.
Cette passion entre deux êtres qui n'auraient jamais dû se rencontrer : l'un est un dignitaire du parti, l'autre une jeune fille du peuple et ils ont presque quarante ans d'écart, se déroule dans un moment historique crucial pour le pays et pour cette région du monde et même pour le monde entier. L'on commence à entendre le mot de perestroïka : la reconstruction vers une certaine démocratisation lancée par Mikhaïl Gorbatchev et les régimes autoritaires, sous la coupe de l'ex-URSS commencent à penser à l'avenir et à leur survie, d'où le rapport demandé à Guéo. Les deux histoires, celle de Guéo et Alba, la naissance d'un amour et celle du pays, la fin d'un monde, s’entremêlent parfaitement. Elles sont totalement liées. Et même si la vie d'avant perdure, Guéo sait qu'elle est en sursis et qu'elle va disparaître. "Au sanatorium, la seule liberté de manœuvre de nos braves nutritionnistes était la liberté de la peur. La peur qu'ils pouvaient eux-mêmes inculquer aux pontes en leur prédisant les conséquences désastreuses sur leur propre personne s'ils ne se soumettaient pas aux restrictions. Cette peur croisait la courbe d'une autre peur qui partait en sens inverse : celle des nutritionnistes eux-mêmes, qui craignaient pour leur propre peau de nutritionnistes attitrés à une élite de vergogne variable." (p.66)
Ce premier roman, paru en 2015 et judicieusement réédité par Intervalles est formidablement construit, je l'écrivais plus haut, imbriquant l'histoire d'amour et la grande Histoire, les mêlant au point que l'une ne peut vivre sans l'autre. Albena Dimitrova qui a vécu en Bulgarie à l'époque qu'elle décrit avant de venir en France, juste avant la chute du Mur de Berlin, raconte l'histoire du pays avec des anecdotes, des faits vécus par Guéo, ses interrogations quant à la pérennité du pouvoir communiste, ses doutes et ses souvenirs. Elle n'écrit pas un manuel historique, mais l'on ressent la pression, la vie difficile pour les gens du peuple en opposition aux dignitaires qui profitent, la surveillance permanente, tout ce qui fait que la vie sous ces régimes communistes n'était pas aisée. Elle évoque aussi, d'autres aspects, un peu cachés à l'ouest, comme la vraie place des femmes dans la société, plus avancée que chez nous, même si aucune femme n'était dirigeante.
Et puis, il y a cette passion entre Alba et Guéo. Improbable. Sensuelle. Elle la jeune femme émerveillée par l'aura de son amant, par ses attentions et lui, l'homme aux nombreuses maîtresses qui ne veut plus vivre que pour Alba au point d'en oublier son devoir. Je le disais plus haut, tout est mêlé, très joliment écrit, assez enjoué, Alba, la narratrice, voit la vie par ses dix-sept ans, pas totalement insouciante, mais assez légère, un brin frivole. Le roman oscille donc entre la jeunesse enjouée, le ton léger d'Alba et la noirceur et la lourdeur que fait régner le régime sur le pays et ses habitants. Très bien vu. Très belle découverte. Très bonne idée que cette réédition.