Je prends le risque de recommander ce petit ouvrage qui, pour un bouquin de philo de cette taille se lit assez bien et assez vite, pour peu de n'être rebuté ni par la matière, ni par la façon dont l'auteur, qui sait de quoi il parle, une fois n'est pas coutume, a d'en traiter. Précisons d'emblée que ce résumé ne rend pas honneur à la richesse de l'argumentation, très renseignée, de Salanskis.
Dans la lignée de l'herméneutique formelle, qui lui permet entre autre de donner un sens à la notion traditionnellement aporétique d'une histoire de la vérité, l'auteur trace un portrait des mathématiques autour de quatre grandes questions (en réalité cinq, je passe celle du rapport philo et math, traité dans l'introduction et, au fond, dans tout le bouquin) :
1. Quel est le statut de l'objet mathématique ?
* à la fois constructif (enjeu de procédures réglés de constitution) et corrélatif (désigné intentionnellement par ses propriétés, corrélat de ses propriétés).
2. Quelles surfaces communes ou quelles transversalités la logique et les mathématiques présentent-elles ?
* la réponse est complexe, mais se tient en dehors de la réponse - dépassée - du logicisme, qui réduisait les secondes à la première :
- la mathématique est une activité de traduction d'un format dans l'autre, ce qui échappe aux procédures logiques qui ne peuvent instaurer ces procédures de traduction, juste en enregistrer l'existence ;
- il y a une notion de "concept intéressant" en mathématique, qui traduit un souci pour les modes d'investissement dans l'objet et les capacités de ce dernier à s'étoiler en impossibles et nouveaux problèmes ;
- la logique ne connaît que l'objectivité constructive - et non l'objectivité corrélative.
3. Comment la vérité mathématique peut-elle avoir une histoire, sachant que les mathématiques ne s'invalident pas (ou alors très rarement), au contraire des sciences de la nature, par exemple ?
* La réponse tient dans noyau de la thèse de l'herméneutique formelle, que l'auteur tire d'une fréquentation de Husserl-Heidegger-Gadamer. Les "tenant de question" des mathématiques (par excellence ici : l'infini, le continu, l'espace, constituant le fond de ce que Salanskis appelle "l'immémorial sémantique" de la mathématique et vis-à-vis desquels le mathématicien se retrouve à la fois comme devant une _chose_ étrangère et en terre étrangement familière, dans une attitude de "familiarité-désaisissement") sont interprétés successivement dans des dispositifs théoriques différents, autant de versions manifestant l'intervention herméneutique du mathématicien : reformulations successives et de plus en plus générales de l'objet d'une théorie, défloutage de concepts informels, tel le nombre, utilisation de dictionnaires pour transporter une notion d'un univers à l'autre, etc. Tout ceci trace une authentique histoire des vérités mathématiques comme histoire de ces lignées d'interprétations des tenants de questions.
4. Quel est le sens de la présence, depuis l'origine, de branches dans les mathématiques ?
* La réponse est inséparable de celle apportée à la question de l'historicité de la mathématique. C'est parce qu'elle est fondamentalement soucieuse à la fois de la nature de ses objets et des modes théoriques possibles _et divers_ de leur constitution que la mathématique se divise en branches. Ce faisant, néanmoins, elle s'essaie systématiquement à resaisir, à chaque étape de son histoire, les divisions sous lesquelles elle peut concevoir, dans cette diversité, sa propre unité architectonique.
S'il y a une histoire de ces divisions - la consistance interne de la mathématique ayant largement fluctué au cours du temps - elle témoigne d'une part de la variation des modes d'approche (herméneutiques) de l'objet et d'autre part de sa dualité intrinsèque - constructif et corrélatif.
Ce portrait général est complété de deux chapitres consacrés à élucider des problèmes connexes - voire, aux yeux de l'auteur, annexes :
- celui des rapports des mathématiques à la physique rappelle l'autonomie irréductible des premières par rapport à la seconde, dont elles constituent en outre le "cadre identitaire" - la physique ne se donnant d'accès interprétatif à son monde que par le truchement de l'objet mathématique
- celui et de l'intervention récente des (neuro)sciences cognitives dans le grand projet de réduction de toute activité humaine à ses fondamentaux machiniques (neuraux et/ou logiques) - chapitre assurément le plus polémique et riches d'arguments qu'aucun philosophe anti-transcendantal ne peut se contenter d'ignorer, si toutefois il accepte de traiter de certains sujets autrement que par seule ironie ou travestissement des thèses adverses.
Le livre n'est sans doute pas d'un abord facile. Il vaut mieux être renseigné déjà sur l'activité mathématique elle-même, disposer de quelques références en philosophie de la logique, s'être frotté aux questions de phénoménologie (sans pousser le bouchon trop loin, cela dit) ainsi qu'au style de la discipline - dont la vertu première, à des fins de précision et de concision, n'est ni la la simplicité lexicale, ni la clarté syntaxique - et, pour les derniers chapitres, n'être pas vierge d'une première approche des questions contemporaines de philosophie de la connaissance et des sciences cognitives.
Dans ces limites là, l'ensemble présente une telle maîtrise des carrefours de la pensée qu'on en sort sur le sujet un peu plus et mieux charpenté, certes pas à la façon analytique des anglo-américains - dont le manque fréquent de vue synthétique m'éblouit plus souvent qu'à mon tour -, mais plus à la façon de qui s'est vu offrir une leçon de regard par un peintre connaisseur des paysages.
Extrêmement... "inspirant", comme disent les Zétazuniens.