Plus haut que la mer
C’est un roman sensible et pur que nous offre Francesca Melandri dans sa deuxième oeuvre. Une quête intime et troublante, située sur une île faite de soleil et d’odeurs d’été. Une rencontre entre...
le 26 avr. 2016
Italie. 1979. Les années de plomb. Paolo et Luisa se rendent tous deux au même endroit : la prison de l’Île.
Paolo va voir son fils et Luisa son mari. Elle, c’est la première fois qu’elle voit la mer et lui ne supporte pas qu’un lieu qui tient son fils enfermé soit si beau : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Etait-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? »
Il se souvient de son fils, enfant, sur la plage de Framura. Il avait trois ans. Aujourd’hui, ce fils est adulte et a tué des hommes pour des raisons politiques, pour faire la révolution. Peut-être, est-ce parce qu’un jour, son père, professeur de philosophie, lui a expliqué la plus belle phrase de Kant : « Deux choses remplissent mon cœur d’admiration et de vénération : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Le fils a écouté le père. Plus tard, le père s’est demandé si ce qu’il avait enseigné à son fils avait un sens, s’il n’était pas, finalement, un peu responsable de tout cela.
Luisa a apporté à son mari des raviolis qu’elle a fabriqués avec ses enfants. Cinq enfants qu’elle élève seule. Lui aussi a tué, à deux reprises, et il l’a frappée, plusieurs fois, mais elle n’a rien dit. L’a-t-elle d’ailleurs jamais aimé, cet homme, cet inconnu ?
Pour le moment, elle prend plaisir à regarder la mer et Paolo le voit.
Or, la tempête qui se lève va les empêcher de rentrer : Nitti Pierfrancesco, agent carcéral, sera chargé de leur surveillance. Le directeur de la prison veut qu’ils soient conduits au Palais de Verre : « Où est le verre ? » demande Paolo, « Il n’y en a pas. Il manque beaucoup de choses ici, il n’y a que le mot. » répond Nitti. Il faudra s’en contenter.
Le fils de Paolo n’avait pas voulu se contenter des mots, il avait pris les armes. En vain : « le mot révolution avait beau être scandé, polycopié, écrit sur les murs de façon presque obsessionnelle, la chose non, la chose n’existait pas. Les gens n’avaient pas empoigné leurs fourches, les électeurs n’avaient pas cessé de voter, les citoyens ne mettaient pas le feu au Parlement. » Ainsi, résumait son père, « quand la chose correspond au mot, on fait de l’Histoire. Mais s’il n’y a que le mot, alors c’est de la folie. » Folie qui l’avait conduit en prison…
Nitti, quant à lui, ne sait pas utiliser les mots. Il se tait, ne dit pas à sa femme, Maria Caterina, l’institutrice de l’Île, ce qu’il vit au quotidien, ce qu’il voit. Alors, elle imagine. Le pire parfois. Son mari frappe-t-il ? Est-il frappé ? Qui est-il au fond cet homme qui rentre les vêtements maculés de sang et dont elle finit par avoir peur ?
Ce texte poétique met en présence des êtres qui souffrent et qui se taisent. Cette rencontre totalement improbable d’un professeur de philosophie, d’une agricultrice, d’un gardien de prison et d’une institutrice, rencontre pleine de non-dits, de silences, d’hésitations, de quiproquos parfois, va les faire réfléchir à ce qu’ils sont et à ce qu’au fond ils sont venus chercher sur cette île.
La tempête rugit autour d’eux, en eux aussi certainement, parce qu’ils ont senti que le moment était venu de savoir, de se dire la vérité, d’accepter de pleurer.
Les éléments sont déchaînés. Eux sont là comme des personnages tragiques enfermés dans leur douleur, leur mutisme. Et pourtant, ce huis-clos presque shakespearien, cette nuit de tempête, les conduira à s’ouvrir à l’autre, à créer des liens de tendresse qu’ils avaient oubliés, perdus peut-être, à comprendre et à retrouver une certaine forme de paix, celle qui fait tenir debout et avancer. De cette nuit étrange naîtra une lumière qui les réchauffera et les guidera de nouveau sur le chemin de l’existence.
Un très beau roman tendre et humain sur les longs tunnels que la vie nous fait parfois traverser et dont on ne connaît pas toujours la longueur jusqu’à ce que, tout à coup, on perçoive l’éclaircie. Alors, on sait qu’on est sauvé, on respire, l’air est encore un peu frais mais l’on va vite s’y habituer…
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le 17 avr. 2016
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