Pauvre Andrée Chedid ! Elle qui n'était qu'amour et paix, là voilà érigée au statut de tortionnaire de pauvres lycéens sans défense !
A moins, bien entendu, que cela soit la faute de ces feignasses de profs de français, qui n'ont pas eu la présence d'esprit, en deux années de cours (seconde et première) et avec des horaires de plus en plus réduits, de donner aux élèves des biographies de l'ensemble des milliers d'auteurs susceptibles d'être présentés au Bac...
Quoi qu'il en soit, cette pétition donne une impression très juste de l'image que les parents d'élèves se font du bac en particulier, et de l'utilité du lycée en règle générale.
On ne peut pas forcément blâmer des lycéens de 16/17 ans de ne pas connaître Andrée Chedid (je ne la connaissais pas non plus à leur âge). Mais finalement là n'est pas la question. A ma connaissance (et je laisse mes collègues de lycée me contredire si je me trompe), en cours de français, on donne aux élèves des méthodes d'études de textes, méthodes sensées pouvoir s'adapter à n'importe quel texte de n'importe quel auteur. Il est, bien évidemment, impossible de traiter tous les auteurs susceptibles d'être présentés au Bac. Dire que le travail accompli pendant l'année a été inutile parce qu'on tombe sur un poème en vers libres, c'est comme si un mécanicien disait qu'il ne peut pas réparer une Deux-CV sous le prétexte qu'il n'a appris que sur des véhicules récents...
« Nos élèves ne sont entraînés à l'inconnu »
Est-ce vraiment le cas ? S'ils ont été aussi fidèles et studieux que le prétend la pétition, alors les élèves sont prêts à affronter Andrée Chedid. Car, quand même, Andrée Chedid, c'est pas René Char non plus !
A moins que ne se dévoile ici une idée pré-conçue de l'enseignement : non pas chercher à acquérir des méthodes adaptables à toutes les situations (libre à l'élève de s'approprier ces méthodes et d'accomplir le travail d'adaptation nécessaire), mais avoir des cours appris par cœur qu'ils pourront recracher fidèlement, même (et surtout) s'ils n'ont rien compris. Or, à ma connaissance, le travail du lycée consiste à permettre aux élèves de développer un début de réflexion personnelle (en se basant sur les savoirs acquis au collège).
Derrière cela se montre l'idée que le seul rôle des cours de lycée consiste, selon les parents, à préparer au bac. Ce qui est une inversion du cours des choses : le bac est là pour que les élèves prouvent qu'ils ont compris les cours. Le rôle des cours n'est pas de préparer au bac mais de développer la capacité réflexive des élèves, et le bac est là pour montrer que les savoirs et méthodes sont bien acquis. Bien entendu, nous, profs, allons travailler nos cours en fonction du type d'exercice demandé à l'épreuve, mais c'est uniquement pour pouvoir permettre aux élèves d'acquérir des techniques, des capacités.
Certes, ce serait tellement plus facile d'avoir des fiches à apprendre par cœur. Ce serait plus simple pour les profs (c'est tellement difficile d'inciter les élèves à passer à la réflexion personnelle, à la recherche d'arguments, à l'analyse d'un texte, à la construction d'une réflexion organisée). Ce serait plus simple, et plus rassurant, pour les élèves et leurs parents, sans aucun doute. Mais ça ne servirait pas à grand chose.
Car bien entendu ces techniques apprises là dépassent largement le seul cours de français. Apprendre à guider sa pensée, à argumenter correctement, à illustrer ses propos, c'est quelque chose qui est utile en permanence (et il suffit de faire un tour dans les commentaires d'article partagés sur les réseaux sociaux, par exemple, pour comprendre que c'est loin d'être maîtrisé par tout le monde).
Du coup, cela répond à la question, toute rhétorique, posée de façon dramatique par l'auteur de la pétition : « L'école est-elle vraiment là pour m'aider pour ma vie d'adulte ? » Si tu estimes que réfléchir sagement est inutile, que développer sa capacité de compréhension du monde est inutile, alors il faudrait te poser des questions sur ta conception de l'éducation. L'école doit-elle être seulement utilitaire, avec des choses immédiatement applicables dans la vie courante ? Dans ce cas-là, on ne fait pas un bac général, dont on sait tous qu'il ne mène qu'à des études plus longues.
Un autre argument m'interpelle : les élèves qui ont passé cette épreuve sont en ES ou S, donc « ne sont pas pour la plupart à l'aise avec la matière du Français. » Là aussi, on touche du doigt quelque chose qui dépasse largement le cadre de cette simple petite affaire : la spécialisation des élèves. Au lieu de donner une culture la plus large et étendue à tout le monde, on divise le savoir et le savoir-faire en petites catégories. Ainsi, on ne demanderait pas à des élèves de L de s'y connaître en maths ou SVT, et on laisse tranquille les élèves de S au sujet du français ou de la philo. Comme s'il était impossible d'accomplir l'idéal ancien de « l'honnête homme » ayant des connaissances en toutes les matières.
Pire : dans les conseils de classe, tout le monde sait comment ça fonctionne : on crée une hiérarchie, les classes S étant jugées plus prestigieuses, les ES sont réservées à ceux qui ne peuvent pas aller en S, et les L à ceux qui ne peuvent se permettre les deux autres. Une partie non négligeable des élèves de L sont là pas dépit, ne pouvant aller ailleurs. Cela s'est remarqué à chaque fois que j'ai eu des classes de S : sentiment de supériorité, volonté de bien montrer que l'on se contrefout du français, etc.
Est-ce que l'institution de l'Education Nationale est irréprochable dans cette affaire ? Non, bien entendu, mais le vrai reproche n'est pas formulé ici.
Que les lycéens n'aient pas compris qu'Andrée Chedid était une femme met en évidence deux éléments : premièrement, ils ont des problèmes oculaires. A ma connaissance, en France, le prénom Andrée, avec un -e final, est féminin.
Ensuite, se pose le problème, plus vaste, de la représentation des femmes de lettres dans les épreuves du bac. Comprenons-nous bien, je n'ai jamais été favorable à des quotas ou même à une parité qui n'est que comptable mais ne rend pas justice au travail des femmes. Cependant, le rapport entre le nombre de femmes de lettres qui mériteraient d'être étudiées et celles qui le sont effectivement, est ridicule.
Pour finir, je ne peux pas faire l'impasse sur l'objectif réel de la pétition : non pas refaire l'épreuve, mais alléger les critères de notation.
Si l'auteur du texte pouvait savoir ce qui se passe dans les commissions de correction du bac, il n'oserait même pas poser la question. S'il avait conscience des magouilles pour augmenter artificiellement les moyennes, s'il voyait les effets négatifs de ce système de notation qui ne sert qu'à déprécier chaque année un peu plus la valeur du diplôme, alors peut-être reviendrait-il sur sa question.
De toutes façons, cette question est donc vaine, puisque personne ne doute de l'indulgence exagérée des consignes de correction. N'ayez crainte, chers parents, vos petits lycéens ne seront pas lésés.