Jean-François Revel est un des esprits contemporains que j'apprécie le plus, la justesse de ses analyses et la rigueur de sa philosophie intransigeante ont contribué à forger pas mal de mes considérations actuelles sur de nombreux domaines des sciences sociales. Aussi, il a en quelque sorte contribué à mon apolitisme par l'éloignement de recherche de prosaïsme.


Pourquoi des philosophes ?, publié en 1957 et qui comporte une réflexion que je juge particulièrement intéressante sur l'état de la philosophie après Kant. Je pense que c'est l'ouvrage le plus osé qu'il ai jamais écrit avec La Grande Parade.


L'auteur suggère que le rôle historique de la philosophie a été achevé depuis longtemps et indique que la philosophie dans le présent est une forme (brillante) d'imposture.
Pour Revel, la philosophie sert avant tout l'idéologie, elle s'incarne dans les fonctions politique qu'elle occupe et non dans les arguments cohérents et dans le renouvellement périodique de son langage. L'art philosophique selon lui, consiste à réincorporer les mêmes attitudes anciennes dans une phraséologie nouvelle, systématiquement.


Il explique par ailleurs la pluralité des différentes philosophies (bergsonisme, structuralisme, etc) non pas par des réfutations des unes des autres mais par juxtaposition de toutes, les unes dominant les autres parfois car répondant plus aux attentes de l'époque donnée, qu'elles ont d'ailleurs contribué à forger en amont. Les philosophies ne s'envisagent pas sur le mode de la réfutation mais plutôt sur le rapport de force.
La philosophie est donc une activité fondamentalement historique, surtout depuis qu'elle s'est détachée de la science à l'époque moderne.


Revel dans sa préface de l'édition de 1971 s'adonne alors à un exercice de pensée assez révélateur sur l'évolution des idées, il commence par donner pour exemple le structuralisme de Foucault détrônant l'existentialisme de Sartre, puis il tente d'imaginer un jeune étudiant normalien (qu'il a rencontré en 1968) qui parlerais de Freud à travers sa vision structuraliste en 1958, en 1948, puis en 1938.


Dans cette expérience de machine à remonter le temps, on en conclut qu'à toute époque, la doxa philosophique oriente nos façons de penser et que les vérités philosophiques sont relativement interchangeables. Aussi, le philosophe pense vivre dans une illusion d'autonomie et de pensée critique, mais que son esprit critique est appliqué dans tous les domaines dans le sien et à l'idée qu'il s'en fait.


Il parle d'ailleurs du "réfutatisme" (mot qu'il invente) pour parler de l'illusion du dépassement philosophique, cette prétention que les philosophes ont de dire que tous leurs prédécesseurs se sont trompés et qu'à partir d'eux, on entreras dans une ère nouvelle où les vieux préjugés seront balayés et on s'approcheras du chemin de la vérité - tout ceci en caricaturant les erreurs des autres et en prenant une posture de sauveur. Revel a d'ailleurs écrit un livre appelé Descartes inutile et incertain où il semble que Descartes fût-ce un cas d'école.


Revel deux maux de la philosophie : spiritualisme dogmatique fondamental de toute philosophie et association trompeuse de déguisement révolutionnaire à une pensée réactionnaire visant à conserver les privilèges d'une classe bénéficiaire de l'ordre bourgeois (Revel était libéral mais a gardé quelques réflexes de marxisme malgré sa critique de cette philosophie).


Revel passe surtout une bonne partie du livre à développer les illusions de la philosophie sous toutes ses formes ainsi qu'un long passage contre Heidegger, la philosophie universitaire française et le cas Bergson, l'épistémologie, la psychanalyse, le structuralisme etc.


Si la philosophie est jugée obsolète pour Revel, c'est non seulement car elle cultive cette illusion de la technicité et que les philosophes ne nous invitent plus qu'à comprendre leur propre système plutôt qu'à comprendre le réel, mais aussi parce qu'elle ne rempli plus son rôle essentiel et ce pourquoi la philosophie a depuis toujours émergé et développé les sociétés humaines : l'avancée scientifique.


C'est aussi l'objet du dernier chapitre de son passionnant ouvrage que je vous recommande : Histoire de la philosophie occidentale, de Thalès à Kant. Pour lui, Kant demeure le dernier représentant de cette tradition philosophique visant à achever cette démarche, la philosophie n'est alors plus qu'un genre littéraire.


Aussi, pour Revel, la philosophie en soi n'existe pas, il n'y a que des philosophes ou des manières de faire de la philosophie. Dans l'Antiquité, le philosophe était celui qui se préoccupait de la recherche du bonheur, qui tentait de mener une vie sage, alors qu'à l'époque moderne c'était celui qui s'intéressait à la science et parfois qui la pratiquait (Galilée), ou alors pratiquait une quête mystique proche de la religiosité (Plotin).


C'est pourquoi, Revel propose en dernière instance de son livre un abandon pur et simple du mot "philosophie" qui constitue un abus de langage, voir même un rejet de cette notion fourre-tout et nous invite à prendre en compte chaque spécificité des domaines que l'on classe dans cette bulle. La philosophie ne peut revendiquer aucune spécificité propre, la nature de la réalité est présente dans toutes les démarches scientifiques.
Quant au fait de réfléchir sur les sciences, cela suscite un bagage culturel au préalable dont les philosophes sont dépourvus.
Penser l'existence n'est pas propre à la philosophie, dit Revel, c'est aussi le cas de l'art, de l'histoire, voir même de la religion.
Aussi, Revel juge que la rhétorique est une forme de superstition, elle consiste à persuader son auditoire et soi même que la maîtrise des mots est suffisante à se placer au-delà du réel. " Elle substitue l'incantation à la solution " dit-il.


Il est intéressant de voir que l'on peut rapprocher cet ouvrage de la pensée de John Austin qui faisait un constat plus ou moins similaire. Selon Austin, les philosophes utilisent l’intuition pour soutenir leurs positions. Or, l’intuition n’est pas une méthode fiable. Il ne peut pas y avoir de réel progrès en philosophie en utilisant l’intuition. Oui, l’intuition et les expériences de pensée font partie des outils des philosophes et ne sont pas aussi fiables que les méthodes scientifiques. Cependant, les philosophes ne prennent pas tel quel les résultats des expériences de pensée. D’ailleurs, la science utilise aussi les expériences de pensée.



Je crois que la seule façon claire de définir l'objet de la philosophie, c'est de dire qu'elle s'occupe de tous les résidus, de tous les problèmes qui restent encore insolubles, après que l'on a essayé toutes les méthodes éprouvées ailleurs. Elle est le dépotoir de tous les laissés pour compte des autres sciences, où se retrouve tout ce dont on ne sait pas comment le prendre. Dès que l'on trouve une méthode respectable et sûre pour traiter une partie de ces problèmes résiduels, aussitôt une science nouvelle se forme, qui tend à se détacher de la philosophie au fur et à mesure qu'elle définit mieux son objet et qu'elle affirme son autorité. Alors on la baptise : mathématiques - le divorce date de longtemps, ou physique - la séparation est plus récente ; ou psychologie, ou logique mathématique, la coupure est encore fraîche ; ou même qui sait peut-être demain grammaire ou linguistique ? Je crois qu'ainsi, la philosophie débordera de plus en plus loin de son lit initial.



Austin, Cahiers de Royaumont , 1962.


A seulement quelques années d'écart du livre de Revel !


Pour conclure :


Le rôle historique de la philosophie, selon Revel, était de fournir les outils nécessaires à la démarche scientifique, proche des sciences au départ dans l'Antiquité grecque et latine et tentant d’apporter des explications aux phénomènes issus de la nature, évolue peu à peu vers une approche plus métaphysique pour ensuite se distinguer plus nettement des sciences à l’âge classique.
Ce rôle historique s'est surtout affirmé au siècle des Lumières avec la séparation entre l'étude du sacré pour les religieux et les sciences de la nature.
Chose à noter à cet égard, dans son livre sur l'Histoire de la philosophie occidentale, il passe brièvement sur la période médiévale à laquelle il ne consacre que quelques pages, car il fait la distinction entre la philosophie qui se rattache à l'idée de démonstration et le religieux qui s'attache à l'idée de révélation, et donc considérer Saint Thomas d'Aquin ou Guillaume d'Occam comme des philosophes serait leur faire injure en quelque sorte.
Et donc, malgré la diversité des champs philosophiques, Revel indique que la mort de Kant signe la mort de la philosophie en tant que discipline et que le reste ne relève plus désormais que du genre littéraire avec tous les défauts de la posture du philosophe décrite plus haut.
A cet égard il pense que Descartes est le premier philosophe de ce style, dont il dit que sa renommée en tant que pionnier du renouvellement intellectuel n'est qu'une invention du XIXe siècle, et qu'il a de son temps toujours été discrédité, à commencer par la méthode newtonnienne, par Locke et les empiristes.

Polyde
9
Écrit par

Créée

le 8 avr. 2019

Critique lue 439 fois

3 j'aime

10 commentaires

Polyde

Écrit par

Critique lue 439 fois

3
10

D'autres avis sur Pourquoi des philosophes ?

Pourquoi des philosophes ?
Polyde
9

La philosophie a-t-elle rempli son rôle ?

Jean-François Revel est un des esprits contemporains que j'apprécie le plus, la justesse de ses analyses et la rigueur de sa philosophie intransigeante ont contribué à forger pas mal de mes...

le 8 avr. 2019

3 j'aime

10

Du même critique

Epidémies
Polyde
8

De l'incapacité des Etats à répondre aux crises

Il y a une chose qui frappe à la lecture de ce court livret, c'est quelque chose que nous voyons depuis des décennies en économie, de fiscalité et dans d'autres secteurs de la société civile, c'est...

le 30 mars 2020

16 j'aime

7

Une histoire de la musique
Polyde
8

Plus un journal de mélomane qu'un vrai livre d'Histoire

J'ai eu l'agréable surprise d'être tombé sur cet ouvrage lors d'un petit séjour dans le Sud, je ne savais pas du tout que Lucien Rebatet, que je savais bien entendu mélomane, avait tout de même...

le 24 mai 2017

16 j'aime

5