Critique initialement publiée sur mon blog à cette adresse : http://nebalestuncon.over-blog.com/2019/11/recueil-des-joyaux-d-or.html
Aujourd’hui, je ne vais pas me livrer à une chronique à proprement parler – parce qu’à force, tous mes articles consacrés à la poésie japonaise classique, et parfois aussi à la contemporaine, se ressemblent un peu. Je vous renvoie donc, le cas échéant, à d’anciens articles, par exemple ma chronique de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, ou de De cent poètes un poème, pour comprendre ce dont il s’agit.
Rapidement, tout de même : le poème court, ou tanka, au rythme 5-7-5/7-7, est la forme traditionnelle du poème japonais (waka). À l’époque classique, il était particulièrement en vogue, et l’activité poétique était prise très au sérieux dans l’aristocratie (voire au-delà), et jusqu’à la cour impériale, où il y avait un ministère de la Poésie. Les concours étaient nombreux, et les meilleurs poètes se voyaient confier la compilation d’anthologies officielles, dites impériales, qui rassemblaient les trésors de la poésie du jour et de jadis.
Mais, parallèlement aux anthologies impériales, il en existait d’autres davantage privées, recueils familiaux ou compilations toutes personnelles, piochant le cas échéant dans les anthologies impériales pour n'en garder que le meilleur. Ce dernier cas est bien celui du Recueil des joyaux d’or qui nous intéresse aujourd’hui, lequel est complété dans cette édition par deux autres brèves compilations du même ordre, Le Style excellent en poésie et un Recueil sans titre – qui datent des XIIIe et XIVe siècles approximativement (le manuscrit du Recueil des joyaux d’or étant plus précisément daté de 1335). Le grand poète (et critique ?) Fujiwara no Teika y a probablement eu sa part, et cela tombe bien, cette édition est traduite du japonais et présentée par Michel Vieillard-Baron, le plus grand spécialiste français de Teika.
Ces anthologies portent exclusivement sur des tanka, classés par thèmes classiques de composition (éventuellement imposés lors de concours et autres jeux) : les saisons, l’amour, etc. On y croise aussi bien des hommes que des femmes, des noms fameux, comme Ki no Tsurayuki, Izumi Shikibu, Ariwara no Narihira ou encore Ise, au côté d’anonymes (au sens strict), avec ici un empereur, là un moine bouddhiste. Certains de ces poètes sont des habitués des anthologies impériales, qui y ont été plusieurs fois publiés (parfois plusieurs dizaines de fois), tandis que d’autres ne sont éventuellement connus que pour un unique poème ou peu s’en faut. L’ensemble est forcément de haute tenue.
Il faut insister sur ce point : la présente édition est exemplaire – au point où c’en est passablement impressionnant. L’ouvrage s’ouvre sur une longue préface de Michel Vieillard-Baron, qui présente la poésie japonaise classique en termes aussi bien historiques que stylistiques, de manière parfois assez pointue, et en mettant en évidence les difficultés de la traduction en la matière.
Après quoi un même modèle est repris pour les trois recueils compilés : sur la page de gauche se trouvent des notes, indiquant de manière générale la provenance du poème, tout spécialement l’anthologie impériale dont il est le plus souvent issu, avec les éventuelles notes introductives des anthologistes, variations incluses, ainsi que des explications de texte, tout spécialement quand des jeux de mots de divers ordre opèrent (et c'est très souvent le cas).
Sur la page de droite, on trouve généralement trois poèmes. Ceux-ci sont numérotés (il y en a 203 en tout). Dans la colonne de gauche, on trouve le texte japonais en caractères romains, et dans la colonne de droite la traduction française, en principe sur cinq vers comme de juste (mais parfois six quand il n’y a pas de meilleur moyen d’exprimer en français un jeu de mots, comme c’est fréquemment le cas).
Chaque poème est bien sûr suivi du nom de son auteur, et on trouvera en fin d’ouvrage un « Répertoire des noms des poètes » d’une vingtaine de pages, chaque poète ayant droit à sa notice biographique développée, et parfois étonnamment pour les plus obscurs d’entre eux (on y relève notamment le nombre exact des publications dans les anthologies impériales). L’appareil scientifique comprend également deux index des poèmes, le premier dans l’ordre alphabétique des premiers vers (japonais…), le second fonction de la provenance dans les anthologies impériales.
Mais il faut y ajouter une chose et non des moindres : cette édition comprend également, non seulement les versions originales, c’est-à-dire en kanji et kana cette fois, des poèmes du Recueil des joyaux d’or, mais aussi la reproduction intégrale en fac-similé de l’ensemble du manuscrit du Musée Guimet qui a servi de base à cette publication, en 64 planches en couleurs, poussant le perfectionnisme jusqu’à la reproduction de l’intérieur de la couverture ou de pages vierges. La (jolie) couverture de la présente édition irréprochable correspond en fait au revers de la couverture du manuscrit, avec papier d’or à empreinte de toile. C’est vraiment un travail admirable.
Et la traduction a l’air d’être à l’avenant, sonore, imagée, et juste. Michel Vieillard-Baron me paraît occuper ici une sorte de place intermédiaire très enviable entre René Sieffert, et son goût des tournures archaïsantes, et Gaston Renondeau, peut-être plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre, pour citer deux traducteurs français qui ont régulièrement travaillé sur la poésie japonaise et que j'ai régulièrement lus.
Un très bon recueil pour qui s’intéresse à la poésie japonaise classique – et, encore une fois, une édition proprement exemplaire.
Voici pour finir, et c'est peut-être le principal objet de cet article, un petit florilège de certains poèmes qui m’ont plus particulièrement touché – dans l’ordre où ils apparaissent dans cette anthologie (cette sélection couvre les trois recueils compilés).
Avoir entendu :
C’est aujourd’hui le printemps
Nous fera-t-il prendre
Pour des fleurs la neige qui
Peine à fondre sur les monts Kasuga ?
– ÔSHIKÔCHI NO MITSUNE
Ce bas monde
Mais à quoi le comparer ?
Aux vagues blanches
Qu’à l’aube laisse derrière elle
Une barque que la rame conduit
– LE MOINE DÉBUTANT MANZEI
La splendeur des fleurs
Est passée, hélas, tandis
Qu’en vain j’ai vieilli,
Pensive, le regard perdu,
Dans ces pluies interminables
– ONO NO KOMACHI
En ce jour de printemps
Que baigne la douce lumière
Du ciel éternel
Pourquoi les fleurs tombent-elles
Le cœur plein d’inquiétude ?
– KI NO TOMONORI
Le barrage que
Sur la rivière de montagne
Le vent a dressé
Est fait de feuilles rougies
Que le courant n’a pu charrier !
– HARUMACHI NO TSURAKI
L’hiver, dans le bois,
A fait tomber les feuilles
Que couvre le givre :
La lune y dépose son reflet
D’une saisissante froidure !
– FUJIWARA NO KIYOSUKE
Dans le jour naissant
Semble luire la lune de l’aube
Tant il est tombé
De neige immaculée sur
Ce hameau de Yoshino
– SAKANO.UE NO KORENORI
Rosée au bout des feuilles
Et gouttes au pied des plantes
Nous montrent, n’est-ce pas ?
Que tous en ce bas monde
Tôt ou tard devons disparaître
– LE RECTEUR MONACAL HENJÔ
Est-ce le sommet
Qu’une fois l’aube levée
Je devrai franchir,
Celui où dans un blanc nuage
La lune achève sa course ?
– FUJIWARA NO IETAKA
Comme les eaux rapides
Dont un rocher entrave le cours
Et par lui fendues :
Même si l’on nous séparait
Nous finirons par nous rejoindre
– L’EMPEREUR SUTOKU
Nous nous quittâmes,
Elle, froide comme la lune de l’aube
Que je vis dans le ciel,
Depuis, rien n’est pour moi plus triste
Que la première lueur du jour
– MIBU NO TADAMI
Disant : « Souffre donc ! »
La lune nous plonge-t-elle dans
D’amoureux pensers ?
Non ! Mais je feins qu’elle est la cause
Des larmes que je verse…
– LE MAÎTRE DE LA LOI SAIGYÔ
Fine est la trame
Du vêtement de brume
Que porte le printemps :
Le vent de la montagne
Le froissera sans doute
– ARIWARA NO YUKIHIRA
La lune d’automne
Se cache sur le haut sommet
Au-delà des nuées :
Elle attend l’obscurité
De ce ciel qui se dégage
– FUJIWARA NO TADAMICHI