Sauver les meubles… un premier roman ? Quelle maîtrise ! Si les primo-romanciers commencent à mettre la barre aussi haut, certains vont être obligés de revoir rapidement leurs copies !
Franchement, retenez ce nom : Céline Zufferey, vous allez en entendre parler…
Terrible roman contemporain, si sombre derrière ses allures légères… et en même temps si drôle… Une tragédie des temps modernes, de notre pauvre société de consommation qui cherche à nous vendre du bonheur sous la forme d'un somptueux canapé-lit ou d'une belle table en acajou aux mille reflets...
Que je vous raconte...
X (je ne me souviens pas qu'un prénom soit mentionné) était photographe d'art mais ça, c'était avant car maintenant, X ayant un pauvre père mourant dans une maison de retraite hyper chère (thème récurrent de la littérature contemporaine s'il en est... sans rire, tous les auteurs en parlent, comme quoi, c'est un vrai sujet de société!) donc, X , pour payer ladite maison de retraite, a dû changer de métier et devenir « photographe professionnel », espèce d'oxymore insupportable pour notre narrateur qui a comme l'impression d'avoir vendu son âme au diable.
Larguer l'art pour le commerce. Difficile à avaler. Il fait donc des photos pour un catalogue de meubles, je ne citerai pas de marque, pas la peine, tout le monde voit à quoi je pense... « Il faut bien gagner sa vie, faire des concessions, être raisonnable. À trente-deux ans, je plaque une vie d'artiste pour une  situation stable . Beaucoup soupireront qu'il était temps. Au moins j'échappe aux photos mariage et baptême » se dit pour se rassurer notre pauvre gars qui se souvient d'un passé encore récent où il était un artiste : «  Ça m'inspirait, le déprimant. J'en ai fait, des zones industrielles et désaffectées, j'en ai tiré de bonnes photos. Ça n'a intéressé personne. Maintenant, il suffit de suivre les instructions ; photographier ce qu'on me présente, qu'importe le cadrage, le sujet, les couleurs. Un coup d'oeil dans l'objectif, j'appuie, c'est tout. Plus de sentiment. Plus d'implication. Du fade et du vide. Tant mieux. »
« Si quelqu'un a perdu son âme ici, c'est moi, échangé contre un C.D.I » conclut-il amèrement.
Ciao la liberté, la création, l'imagination, l'invention, ciao la vie quoi! Vive le prêt à consommer, le stéréotype, le banal, le conventionnel, l'inexpressif, le glacé, le froid, le lisse, l'inhumain… la mort quoi !
Ce qu'il faut dans ce genre de photos, c'est donner l'impression qu'en achetant le canapé Jemlep ou Morlip, les gens vont être heureux, heureux comme ceux qui, sur le papier glacé, semblent passer une excellente soirée entre amis et qui sourient et qui sont beaux.
Vendre du faux, et encore du faux, des leurres, des mirages : « Je photographie des familles parfaites, de fausses mères à côté de fausses filles, des fenêtres qui ouvrent sur un soleil à deux cents watts et des pièces qui n'ont jamais de porte. »
Photographier du mensonge… « Plus de cinquante collections pour créer l'intérieur qui vous ressemble. »
Pour finir de s'abrutir, le narrateur se connecte le soir en rentrant chez lui sur des sites de rencontres – ah, la lecture des chats entre Fire, Sweetsiis, SandraPaaris, Jessie75, Ptite_Lapine, très drôle ! - et au vide insondable de la journée s'ajoute la vacuité abyssale des soirées… de quoi perdre l'équilibre.
Heureusement, grâce à son pote Christophe du sous-sol, celui qui est chargé de détruire les meubles (pour les tester… mais quel plaisir, quelle transgression dans ce monde papier glacé), le narrateur va peut-être trouver une solution pour renouer avec une certaine forme de liberté créative… J'ai bien dit « peut-être » !
Excellent, plein d'humour, caustique à souhait et si désespéré, le roman de Céline Zuffery dont l'écriture est vraiment originale, nous tend un miroir - pas vraiment déformant, hélas - de notre triste société, de notre besoin de consolation impossible à rassasier (comme dirait Stig Dagerman), même en achetant du rêve matériel ou du matériel de rêve, un fauteuil sable aux larges accoudoirs (attention le repose-pieds est en promo, ne manquez pas d'en profiter!) pour une belle soirée tranquille sans les mômes, un joli bureau où le gamin (détestable mais ça ne se voit pas) rentre de l'école tout propret, goûte gentiment sans faire de miettes et s'installe sur sa chaise (assortie au bureau) avec le sourire (et sans le portable) pour faire ses leçons bien tranquillement, parce qu'il aime ça, faire ses leçons sur un joli bureau vanille aux tiroirs prune et ça, ça se voit…
Société de l'image...
Et si, dans cette catastrophe absolue, on tentait dans un dernier geste fou de « sauver les meubles », de se barrer vite fait avec ce qui reste de vrai et d'authentique dans notre monde d'images, d'écrans, de publicités et de sourires figés ?
Courage, fuyons…
PS : Je ne résiste pas à l'envie de vous livrer ce petit texte de la page 188, presque un poème :
« Une table sur un ponton, la mer en arrière-plan.
Des fanions, une bouée, des bougies.
C'est l'endroit où se retrouve un groupe d'amis de toujours.
Là où ils font leur barbecue.
Leur soirée souvenir.
La mer enflammée par un coucher de soleil.
En réalité, le paysage est un gigantesque poster.
Le bord droit s'est décollé deux fois.
Il a fallu du scotch. »
Souriez, c'est (encore) l'été !


Lireaulit : http://lireaulit.blogspot.fr/

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le 5 sept. 2017

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