Spleen et idéal
Je cherchais des idées de lectures pour mes élèves, et on m'a conseillé ce livre, que je ne connaissais pas. Le nombre de pages m'ayant refroidie, j'ai laissé ça dans un coin de ma tête. Et puis, une...
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le 16 janv. 2022
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Lorsque l'on m'a tendu la délicieuse traduction française faite par un petit comité associatif, c'était avec cette phrase d'introduction:"Fais attention. Tous les gens qui l'ont lu m'ont dit que ce livre te retourne pendant deux semaines". J'ai haussé les épaules et je l'ai enfourné dans mon sac. Clairement, je n'avais aucune foutue idée de ce qui pouvait m'attendre. Je savais que c'était un monument de la littérature LGBTQ+ américaine mais le contenu en lui-même ne m'avait, jusque-là, jamais attirée outre mesure.
Après l'avoir refermé, je me dis que c'est une lecture éprouvante mais nécessaire à quiconque s'intéresse aux questions de genre et de sexualité. Mais plus que cela, c'est aussi une entrée par l'arrière-boutique vers l'Histoire des mouvements sociaux qui ont jalonné la seconde moitié du vingtième siècle. On ne peut pas ne pas ressortir totalement indemne de cette lecture, ne serait-ce que parce qu'il faut faire le constat du changement tant attendu par cette génération sacrifiée sur l'autel de la lutte et comprendre l'universalité du parcours qui nous attend individuellement.
Il est incontestable que Stone Btuch Blues soit un roman auto-biographique et ce, pas seulement parce que Jess et l'autrice partage un parcours de vie plus parallèle qu'une ligne de TGV, mais parce qu'au-delà de sa dimension historique, c'est aussi un trajet émotionnel et intime dans la découverte et la construction d'un "soi" et de son identité. Peut-être qu'en disant cela je donne l'impression que le texte est un ramassis universitaire et pédant de réflexions métaphysiques alors qu'en réalité, c'est tout le contraire. Ce qui en fait un doux pamphlet coup poing et sans concession.
Du point de vue de l'étudiante en Sociologie que je suis, rares sont les chercheuses qui admettent (et encore c'est du bout des lèvres) leur propre position dans l'espace social et à quel point celui-ci est naturellement biaisé par leurs propres conditions économiques d'existence. Pour la refaire en des termes compréhensibles et avec un exemple, on a beau dire que l'on vit dans une société patriarcale, ça ne veut pas dire que l'on sait comment le patriarcat s'exprime concrètement et plus complexe encore, s'il s'exerce de la même manière dans l'ensemble de la société. Ce point aveugle réside en partie justement dans cette volonté si "classe supérieure universitaire" de créer une catégorie objective de "La femme" alors que ce que l'on voit réellement dans l'espace social ce sont des personnes qui subissent le fait d'être mis dans des boîtes bien rangées et résistent avec toute l'ingéniosité du monde.
C'est je crois ce qu'il faut se mettre dans le crâne et qui transparaît si bien dans cette discussion entre Jess et sa voisine de palier Ruth:
"-J'aimerais tellement qu'on ait nos propres mots pour nous décrire nous-mêmes, pour tisser des liens entre nous.
Ruth s'est levée et a ouvert le grill.
-Je n'ai pas besoin d'une nouvelle étiquette, a-t-elle soupiré. Je suis ce que je suis, rien d'autre. Je m'appelle Ruth. Ma mère s'appelle Ruth Anne, ma grand-mère s'appelait Anne. Voilà qui je suis. Voilà d'où je viens.
J'ai haussé les épaules.
-Moi non plus je ne veux pas d'une nouvelle étiquette. J'aimerais juste qu'on ait des mots assez jolis pour sortir sans aucun autre but que de les crier haut et fort."
C'est ce qui rend le propos si universel malgré les décennies qui nous séparent à présent de l'Histoire et attention, l'Histoire avec un grand H mais celle plus confidentielle, moins "littéraire" et grandiose, pour autant tout aussi épique, des anonymes qui ont forgé le monde tel que je le connais. Si ce livre m'a autant ébranlée, c'est par la réalité cruelle et vomitive de sa violence. Si je hais autant les auteurs et autrices qui versent dans le trash par fantasme de l'inconnu, pensant déclencher (à défaut d'une catharsis salutaire) un effet exotique de dévoilement des bassesses humaines, c'est que je trouve tout ceci bien factice et hors de propos. Le pire film d'horreur pour moi, c'est tout simplement le format documentaire.
Stone Butch Blues n'a rien d'une fiction lorsque Jess/Leslie décrit les innombrables passages à tabac, les insultes, les arrestations arbitraires et survivre chaque jour à un quotidien qui veut clairement votre peau. Une seule conclusion: les temps ont changé et j'aimerai dire à mes potes qui auraient voulu vivre à cette époque de ne jamais y mettre un pied. Pourtant, cette histoire-là n'a rien d'une tragédie mélodramatique et c'est tout à son honneur. C'est une histoire d'espoir combatif et acharné, comme celui de ces végétaux colorés qui rongent lentement le morne béton urbain avec tout leur flegme naturel.
La plus simple des résistances est aussi la plus efficace: vivre malgré tout ce qui cherche à vous nuire.
Créée
le 21 nov. 2019
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