Le livre testament du Docteur Zbig

Clavier QWERTY : veuillez excuser l'absence d'accentuation. Les eventuelles coquilles ne seraient bien sur pas de la responsabilite du clavier.

Avant toute chose je renvoie imperativement a la note de lecture de Michel Drac au sujet de l'ouvrage, que j'ai d'ailleurs reecoute avant d'ecrire cette critique. Je n'ai pas grand-chose a redire ou a y ajouter.

Sur la forme (j'ai lu le livre dans son edition originale Basic Books et non l'edition traduite chez les Editions Le Retour aux Sources, le livre est synthetique, relativement court et clair. La premiere partie se focalise sur un resume condense de la montee et du declin annonce de l'Occident (avec a sa tete les USA), au profit non pas d'une hegemonie chinoise mais d'un oligopolarisme. La deuxieme partie se concentre sur les raisons du deperissement du reve americain : finances publiques incontrolees, systeme financier defectueux, inegalites socio-economiques grandissantes, infrastructures en deperissement, ignorance du peuple americain des affaires du monde et polarisation politique (le livre est redige en 2011 c'est a dire AVANT Trump d'un cote et l'apparition de la gauche identitaire comme force culturelle, intellectuelle, politique et economique motrice a la gauche du parti democrate de l'autre cote). Elle evoque egalement les atouts (leviers de puissance) internes qui restent dans les mains des USA : dynamisme economique et capacite d'innovation (qui reposent largement sur la capacite indeniable des USA a attirer/vampiriser les talents et cerveaux du monde entier), dynamisme demographique (je reviendrai sur ce point un peu plus tard), capacite de mobilisation du peuple americain faces aux grands defis, situation geographique (territoire immense et preserve par deux oceans) et enfin l'attirance du systeme democratique US et de sa valeur cardinale de la liberte par le reste du monde (tout comme Drac, je suis plutot voire franchement circonspect sur ce dernier point). La troisieme partie se focalise sur ce qu'impliquerait une Amerique declinante a l'horizon 2025 (soit 15 ans apres la redaction du bouquin), a savoir (i) une tres grande instabilite geopolitique en Eurasie (il etablit entre autres une liste assez discutable a mon avis d'Etats nations qui seraient en danger en cas de declin US), (ii) une degradation probable des relations americano-mexicaines et (iii) l'impossibilite d'assurer la gouvernance de ce que l'auteur appelle les biens publics mondiaux (BPM), c'est a dire d'un cote les BPM strategiques (regulation a] des vecteurs de la reticularite a savoir les oceans, l'espace aerien, le cyber, ainsi que b] le nucleaire et sa proliferation) et de l'autre cote les BPM environnementaux (il insiste la gestion de l'eau potable et les risques de conflits lies a l'eau, la question de l'Arctique et de facon assez eludee la question du climat ; c'est une sous-section plutot faiblarde qui omet notamment la question de l'acces a l'energie et aux minerais strategiques). Cette troisieme partie renvoie a ce que Drac appelle la cosmpolitique de facade (faire passer des interets strategiques bien precis derriere des motifs pretenduement altruistes de resolution des grands problemes de l'humanite). Enfin, la derniere partie se focalise sur les actions strategiques que les USA devraient entreprendre en Eurasie apres 2025 pour maintenir leur preeminence a savoir d'un cote un integration renforcee de l'Ouest (qui devrait integrer la Turquie et meme a terme la Russie) et de l'autre cote un role d'entremetteur externe (facon Grande Bretagne dit il explicitement) dans les affaires de l'Asie, a entendre ici la zone allant du Pakistan (inclus) a l'Australie (exclue).

Sur le fond, je suis en phase avec l'optique de Michel Drac : Brzezinski, dans ce livre testament decrit une cosmopolitique de facade pour justifier l'intervention des USA comme "nation necessaire" ou plutot "puissance necessaire"^. Drac identifie bien, a mon avis, que "Zbig" cherche a defendre les interets non pas tellement des USA en tant que nation justement, mais du capitalisme bancaire/financier international base aux USA, lorsqu'il evoque notamment la priorite absolue de revenir a des finances publiques saines, c'est a dire de preserver les rentes et de controler l'inflation^^. Encore plus significatif en ce sens, et qui n'est pas evoque par Drac, l'absence de tout debat identitaire chez Brzezinski. Par exemple Huntington, dans "Qui Sommes Nous" (Who are We?), dont j'ai d'ailleurs egalement fait la critique, avait analyse le changement de structure ethno-racial de la population US et avait conclu que ca ne poserait pas fondamentalement probleme si la matrice des valeurs anglo-protestante restait preeminente chez une population qui ne serait majoritairement plus WASP (ni meme plus majoritairement Euro-americaine). Mais la aucun debat a ce sujet. Ainsi le dynamisme demographique US est inconditionnellement une excellente chose et la Turquie (dont la population n'est genetiquement pas europeenne bien que les metissages avec les populations armeniennes et grecques notamment existent) doit integrer un "Occident renouvele" au motif qu'elle s'est secularisee sous Kemal Attaturk (le motif reel pour Brzezinski etant que c'est un Etat pivot qui ne doit surtout pas tomber dans le giron de l'Organisation de Cooperation de Shangai). Bref la vision de Brzezinski est totalement imperialiste, l'interventionisme (subtil, a mille lieues du neo-conservatisme a gros sabots sous l'administration W. Bush) qu'il prone pour les USA n'est absolument pas fonde sur un principe de primaute ethno-nationaliste.

Trois choses amusantes que j'ai detecte a la lecture du bouquin :

. Brzezinski est un tres bon analyste de la situation presente (au moment ou il ecrit ses livres) mais pas necessairement un bon prospectiviste (c'est un reproche extremement servere j'en conviens, d'autant que l'activite de prospective n'etant pas forcement mon point fort). Ainsi, dans le Grand Echiquier ecrit en 1997 (dont j'ai fait la critique), il s'appuyait sur les analyses indiquant que le PIB en Chine pour l'année 2010 serait de l'ordre de 735 dollars par habitant alors qu'il a ete d'environ 4550 dollars par habitant en 2010 (plus de 10 000 dollars par habitant en 2019). Dans Strategic Vision ecrit en 2011, il desse un portrait tres elogieux d'une Turquie qui serait quasi-europeeanisee, alors que 10 ans plus tard on se retrouve avec un gouvernement de coalition comprenant une AKP (parti d'Erdogan) devenue de plus en plus ouvertement islamiste et un MHP ouvertement ethno-nationaliste panturc.

. p. 152-153 (edition Basic Books) : la vision qu'il dresse d'un Occident "unifie" ou "revivifie" est en apparence extremement proche de la vision d'un empire federal eurosiberien que Guillaume Faye propose dans son archeofuturisme, a quelques nuances (fondamentales) pres :

a] Tout d'abord, Brzezinski decrit l'Europe presque comme une Ehpad remplie de vieux sans imagination (je ne peux pas lui donner totalement tort sur ce point), ainsi le leadership de cet Occident revivifie est necessairement assure par les USA. Chez Faye, l'entite federale eurosiberienne est totalement independante des USA qui sont vu comme des partenaires externes.

b] Comme dit precedemment, comme il n'y a pas de vision ethno-raciale chez Brzezinski, cet Occident revivife doit integrer au plus vite la Turquie. Inimaginable chez Faye.

c] Enfin, si la Russie doit integrer cet Occident revivifie c'est essentiellement pour fournir ses hydrocarbures, ses ressources naturelles son vaste territoire a la puissance occidental c'est a dire aux USA (ou plutot au capitalisme bancaire/financier base aux USA). Du moins c'est comme cela que j'interprete l'optique de Brzezinski (c'est certainement moi qui suis paranoiaque)^^^. Dans l'optique de Faye la Russie fait partie de l'entite federale eurosiberienne car elle est culturellement europeenne et sa population est majoritairement genetiquement europeenne.

. C'est assez amusant de voir Brzezinski faire passer le discours de la primaute des valeurs democratiques et leur irresistible attirance notamment sur la Russie. Il gomme absolument tout discours de puissance, c'est a dire l'affirmation de certaines nations (Chine, Inde, Iran, Russie, Turquie...) a vouloir etablir des rapports de force pour proposer/imposer leur propre architecture de relations internationales, leur propre vision du monde, leur propre sphere d'influence, bref leur propre ordre mondial^^^^ . En gros, ce que le neo-conservateur carabine Robert Kagan recouvre sous le concept de puissance revisionniste.

En resume, je dirais que c'est un bon bouquin de relations internationales, dans la lignee du Grand Echiquier. C'est un essai a lire pour tous ceux qui s'interessent a ce sujet. Je deplore que dans les deux ouvrages, Brzezinski n'insiste quasiment pas sur l'aspect fondamental de la reticularite de la puissance US (a savoir sa maitrise des reseaux strategiques, par exemple, le rayonnement de son education superieure qui draine des millions d'etudiants etrangers, ses reseaux de cooptation d'elites politico-economiques tels que la French American Foundation, l'industrie du divertissement, la maitrise des robinets de l'information, les systemes de transactions financieres, le petro-dollar, la securisation des routes maritimes par l'US Navy et des approvisionnements en hydrocarbures par l'ensemble des corps de l'armee US). La dessus je pense que c'est vers les interventions de Laurent Henninger et le livre de Philippe Forget sur la puissance strategique (que je n'ai pas encore lu au moment ou j'ecrit ces lignes) qu'il faut se pencher.

|||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

^ : La ou je ne donne pas totalement tort a Brzezinski c'est qu'un effondrement rapide des USA provoquerait des secousses economiques et geostrategiques absolument catastrophiques. Mais affirmer qu'une architecture des relations internationales serait absolument impossible et inenvisageable sans les USA ou avec des USA affaiblis c'est assez fort de cafe.

^^ : Sur ce point, il faut remarquer l'evolution de la situation en une decennie : l'administration Biden (en place au moment ou j'ecris ces ligne au mois de mai 2022) affiche un volontarisme pour augmenter l'intervention publique afin de renover les infrastructures et l'assistance publique et le pays connait une inflation reccord depuis 30 ans.

Cela dit, il faut etre prudent avant d'interpreter cela comme un changement de paradigme de la part de la classe dirigeante US. A titre personnel, je considerais il y a environ un an que ce volontarisme répondait principalement à deux objectifs : (i) remettre à neuf un système d'infrastructure totalement désuet pour faire face à la compétition chinoise (objectif géopolitique) et (ii) sachant que ce qu'on pourrait appeler une caste de néo-feodaux a accès au robinet d'argent gratuit de la Fed directement (les banques commerciales) ou indirectement (les grands détenteurs d'actifs financiers car les injections monétaires sont réinjectées massivement sur les marchés financiers depuis la crise des subprimes) les programmes de relance sont un moyen d'acheter la paix sociale en redonnant un peu à la population (objectif de paix civile). Je ne remet pas en cause cette interpretation mais je rajouterais au moins un point : la plus grande intervention publique permet egalement de renforcer le controle etatique sur la liberte d'expression (l'opinion non raisonnable diraient les classes dirigeantes, toujours traumatisees par le Brexit et l'election de Trump) ; sur ce point la mise en place d'un Disinformation Governance Board le 27 avril 2022 avec a sa tete Mme Nina Jankowicz me semble particulierement interessant : pour plus de renseignement, se referer a l'article Wikipedia (en anglais) et a cet article d'opinion du Wall Street Journal (qui represente la vision des milieux d'affaires conservateurs).

Concernant l'inflation, il est a noter qu'elle est la conjonction de facteurs conjoncturels (la crise des chaines logistiques post-confinements Covid-19 et guerre d'Ukraine faisant pression sur le prix des matieres premieres et de l'energie notamment) mais aussi structurels (pic d'extraction petrolier probable, depletion de materiaux strategiques, et planche a billet quasi-ininterrompue depuis 2009). Ce qui signifie que meme si elle est acceptee par les classes dirigeantes US, elle est au moins partiellement subie. D'ailleurs la position officielle de la Fed est l'augmentation des taux directeurs pour juguler l'inflation et il ne semble pas y avoir pour le moment (mai 2022) de politiques generalisees d'indexation des salaires a l'inflation, tandis que l'immobilier maintient des prix record. Autrement dit, la situation ressemble plus a la mise en place d'une economie de rationnement (par les prix, qui masquent certains rationnements quantitatifs) qu'a un allegement du poids de la dette pour les petits debiteurs (on se rappelle ainsi que la generation des boomers a pu acceder a un patrimoine immobilier dans les annees 1960-970 grace entre autres a un prix bas cumule a de l'inflation faisant fondre leur dette a taux fixe et des salaires generalement indexes a cette inflation).

^^^ En ce sens, Emmanuel Todd (par exemple dans "Ou en Sommes Nous" dont j'ai egalement fait la critique) analyse a mon avis assez justement que ce qui a rendu les USA (et par extension le reste de l'Occident) furieux par rapport a la Russie : cette derniere , au debut des annees 2000, a refusee de mettre au service de la globalisation anglo-americaine sa main d'oeuvre qualifiee (contrairement a la Chine par exemple) et surtout ses ressources naturelles.

^^^^: Officiellement les spheres d'influence ne sont pas reconnues par les USA (discours de Clinton aux Nations Unies... qui beneficient eux meme d'une sphere d'influence considerable toujours en 2022 (le siege de l'ONU etant lui meme d'ailleurs base a New York).