« Suite à un accident grave de voyageur », … le trafic est interrompu ! Éric FOTTORINO prend pour titre de ce livre (Gallimard,2013) cette expression que tous les habitués des chemins de fer connaissent. Chacun peut entendre en lui cette voix volontairement atone qui, non seulement tente de donner une information factuelle, mais qui, surtout, tente de cacher ce que comporte ce fait de douleurs et de désespérances humaines.
FOTTORINO, lui-même usager des chemins de fer français, a vécu l’expérience plusieurs fois. La formulation, ‘Suite à un accident grave de voyageur…’ s’est immiscée en lui, irréelle. « Je ne reconnaissais rien d’humain dans ces paroles désincarnées. Elles composaient un chef-d’œuvre d’évitement ». Et, en effet, à l’analyse, le sujet principal est bien l’interruption de trafic. C’est là que réside le drame. Le voyageur n’est qu’une circonstance causale. Il n’est rien, lui, le voyageur, il n’est personne. Il n’est même pas du train, il ne l’a pas pris, si ce n’est en pleine face. A cause de lui, les usagers vont devoir attendre. Ils râlent, ils ont autre chose à faire qu’attendre ! Ils ne cherchent pas à comprendre. Ils veulent seulement savoir quand le train pourra repartir. Au plus vite, bien sûr !
Dans ce livre qui ne porte pas l’appellation roman, l’auteur s’interroge sur la réaction des usagers, sur la sienne. Il ne se met pas en dehors, se demande « combien de fois ai-je moi-même pesté à l'annonce d'un retard dû à un accident de personne ? Suis-je donc devenu insensible aux autres ? Je préfère croire que les trains de banlieue anesthésient mes émotions ».
Constatant que le public des usagers dont il fait partie, est pris en flagrant délit de ce que Mauriac appelait autrefois « le crime du silence », l’auteur veut briser cette indifférence où « taire est l’auxiliaire du verbe tuer ». En niant cette souffrance de la personne devenue rien sous le train, on ne laissait aucune chance au désespéré de partager son mal-être. » Ce livre, en quelques soixante pages, nous ouvre à une réflexion sur la déshumanisation, sur les prédominances accordées au trafic et à l’organisationnel plutôt qu’aux humains. Pourquoi, se demande-t-il, règne sur ces suicides, une loi du silence ? une condamnation sans appel ? Comment se fait-il que « le temps du trajet, je ne suis plus tout à fait humain ».
Et non content d’oser aborder un sujet tabou, FOTTORINO fait preuve d’une habileté d’écriture qui touche le lecteur. Passé maître dans l’art de donner aux mots leurs sens usuels mais aussi de relire la situation en empruntant les sens cachés, secondaires, l’auteur fait mouche et titille l’esprit là où il faut.
- A propos de l’ordre de sortie d’un véhicule des sapeurs-pompiers en cas d’accident sur les voies, l’expression consacrée est ‘ personne sous un train ’. La question de l’identité n’est pas importante… puisque c’est personne ! Et donc, déplacer un corps de sapeurs pour personne, c’est les déplacer pour rien !
- Les entrefilets dans la presse font largement état de la perturbation du trafic, peu de l’humain qui ne l’est plus. Tout au plus, décrira-t-on l’impact sanglant des débris humains à l’avant de la motrice et sur les voies. « La victime entre brièvement en scène, s’insinue l’existence du corps en même temps que son inexistence. L’apparition est une disparition »
- Etrange arithmétique des désespérés : n’être plus rien et juger que ce rien est encore de trop. Se changer en objet périmé qu’on retire de la circulation. Une denrée jetable, n’en parlons plus !
FOTTORINO a choisi d’en parler. Puisse ce livre éveiller nos consciences et nous pousser à un peu plus d’humanité lorsque nous serons retardés sur les voies ! Ce livre n’est pas un roman, c’est une claque, un cri !