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Je ne vous cache pas que cette critique sera légèrement hors sujet. Carrément même. Non pas que la théologie du Père Teilhard de Chardin ne soit pas digne d’intérêt mais à vrai dire l’ensemble ne m’a pas fait effet au point de ressentir le besoin d’en faire une critique. Pourquoi fais-je alors une critique me direz vous ? Parce que certains points développés dans ce livre me paraissent essentiels. Notamment une vingtaine de pages abordant la question du péché originel. Voyons donc voir.


En l’absence de péché originel Jésus se serait-il incarné ?


Question étrange diront certains. Pourquoi se casser la tête avec des futilités pareilles ? Attendez un peu. A priori, j’ai quand même dans l’idée qu’une question qui divisa les plus grands théologiens de l’histoire de l’Eglise ne doit pas être totalement inutile et creuse. Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin d’un côté, Saint Irénée, Jean Duns Scot, Saint Bonaventure et donc Teilhard de Chardin de l’autre. Vu les noms cités je vous laisse le soin de deviner quel "parti" eut la préférence historique de l’Eglise.



Le péché originel



Bon. C’est quoi le "péché originel" d’abord ?


Cette doctrine fut développée initialement par Saint Augustin au Ve siècle à partir d’une lecture de la Genèse et de Saint Paul : « Si, à cause d’un seul homme, par la faute d’un seul homme, la mort a régné, combien plus, à cause de Jésus Christ et de lui seul, régneront ils dans la vie, ceux qui reçoivent en plénitude le don de la grâce qui les rend justes » (épître aux Romains).


Les textes sont souvent métaphoriques et les interprétations multiples. Quelle est celle d’Augustin ?


Celui-ci, sans doute influencé par son passage chez les manichéens* et leur vision pessimiste de l’homme, va donner à la faute d’Adam une place essentielle dans sa théologie. Basée sur une lecture littéraliste des récits de la Genèse cette faute est perçue comme une réalité historique se transmettant depuis lors sur un mode quasi biologique lors de l’acte sexuel. Suite au péché originel la nature humaine et la création ont été irrémédiablement blessées.


Pour réparer cette blessure et restaurer l’homme dans sa dignité première le Verbe divin va donc devoir s’incarner afin d'assumer la condition humaine jusqu’à mourir sur une croix. Le schéma d’Augustin sera repris (à quelques nuances près) par la plupart des théologiens du Moyen Age, puis à partir de la Reforme par les protestants.



Conséquences de la vision augustinienne



On le ressent clairement : chez Augustin le péché d’Adam provoque un véritable cataclysme cosmique.


On comprend donc pourquoi par glissement progressif on risque de tomber dans un fondamentalisme doctrinal plutôt morbide (nul doute qu’Augustin ne pensait pas initialement à cela !). Le péché d’Adam, aggravé par ses descendants, constitue une terrible offense faite à l’honneur Divin, offense engendrant une "dette" infinie. Cette dette appelle pourtant une victime expiatoire, sur le mode du sacrifice, pratique retrouvée maintes fois dans l’Ancien Testament. Pour calmer le courroux Divin, Jésus, seul à pouvoir racheter cette dette infinie, va donc devoir expier sur la Croix.


Où est donc passé le "Dieu-père" aimant du Nouveau Testament ? Ce qui transparaît plutôt c’est un Dieu jaloux, un Dieu juge impitoyable avide de sacrifices et d’holocaustes, assoiffé de sang. Le jansénisme, durcissement de l’augustinisme, fera peser sur l’homme une culpabilité énorme entachée d’une vision doloriste du corps (proche du manichéisme). Le péché originel sera même l'initiateur du fidéisme, Luther lui attribuant la responsabilité d'une impuissance de la "Raison".


La fameuse "culpabilité judéo-chrétienne", rabaissant sans fin l'homme dans sa dignité…


La suite est guère surprenante : cette vision pessimiste de l’homme dégrada l’image du christianisme qui fut souvent perçu comme un opposant à la vie ici-bas, un "contempteur des corps" dirait Nietzsche. Dans la lignée, les philosophes des Lumières lui opposèrent un contre-mythe, l’homme naturellement bon (le "bon sauvage" de Rousseau). Le problème existentiel du "Mal" se retrouve ici expulsé de toute anthropologie, réduit à une pure construction sociale. L’homme est bon et c’est la civilisation qui l’a corrompu. Si, selon Rousseau, le Mal est entré dans l’histoire humaine avec la propriété privée, les marxistes sauront en tirer les conclusions.


Retour sur la fameuse question : sans le péché du "premier homme", non, il n’y aurait pas eu d’Incarnation.



Une autre doctrine est possible



Et pourtant, bien avant Augustin, certains Pères de l’Eglise ont bien proposé une vision légèrement différente du péché originel. Laquelle ?


Irénée de Lyon (IIIe siècle) illustre bien cette nuance : « Le Verbe de Dieu, Jésus Christ notre Seigneur […] s’est fait cela même que nous sommes pour faire de nous cela même qu’Il est ». Bon, d'accord... C’est-à-dire ?


Il est clair que pour Irénée (et à sa suite Origène, Athanase ou encore Jean Duns Scot) la rédemption s’identifie à la divinisation de l’homme et non à l’apaisement du courroux divin causé par la faute originelle du premier couple humain. Pour ces théologiens le salut n’est pas un simple "sauvetage" ou une "restauration" d’un état originel blessé par une faute. Le salut s'apparente tout autant à un "don", une "grâce", bref, l’offre d’un Dieu bienveillant adressée à des créatures pensantes et libres en vue de venir partager la vie divine. Bien sûr cette "divinisation" implique d’abord de relever l’homme blessé par le mal mais c’est un simple préalable à la divinisation, non le motif de l’Incarnation elle-même. Conclusion : sans péché originel Dieu se serait tout de même incarné.


Duns Scot et d’autres à sa suite compléteront cette anthropologie. Pourquoi le mal ? Parce que l’homme est une créature fondamentalement inachevée. Conséquence de sa contingence, de sa "finitude", le mal est donc entré dans le monde. Le péché est donc plus "originel" dans l’Etre que dans le temps. Adam représente donc ici la figure symbolique (et mythologique) de l’homme en général plus qu’un être historique.
L’enjeu est là : l’homme, être pensant et libre, va-t-il donc accepter de coopérer activement à l’achèvement de son être, c’est-à-dire à son union avec Dieu ? Cette vision intègre une composante évolutive (une évolution spirituelle) qui naturellement séduira Teilhard de Chardin.


La doctrine "classique" de l’Eglise concernant le péché originel présente donc de graves faiblesses. Elle transpose à Dieu une logique juridique de l’honneur et de l’expiation (logique imprégnant la société féodale). C’est surtout une conception peu en accord avec l’idée de Dieu développée dans le Nouveau Testament. La vision augustinienne porte en germe l’image d’un "Dieu pervers" aux antipodes du "Dieu d’amour".
C’est bien la Résurrection du Christ et non le supplice de la croix qui constitue le noyau de la foi chrétienne. La Croix n’est que le préalable et tire sa signification profonde de la Résurrection. L’anthropologue René Girard avait bien compris le sens caché de la Passion : « Victime émissaire idéale, Jésus y est présenté en même temps comme la victime la plus innocente qui puisse être et sa mort dévoile la vanité de tout sacrifice. Jésus ne meurt pas dans un sacrifice, mais contre tous les sacrifices ».


« En fait, en dépit des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s’est développé sous l’impression dominante que tout le Mal autour de nous était né d’une faute initiale. Dogmatiquement, nous vivons encore dans l’atmosphère d’un Univers où la principale affaire est de réparer et d’expier. Pour le Christ comme pour nous, l’essentiel est de se débarrasser d’une souillure. De là l’importance au moins théorique à l’idée de sacrifice. […] De là la prééminence dans la christologie de la notion de rédemption et de sang répandu. C’est en définitive parce que projeté encore, aujourd’hui comme jadis, sur un Monde statique, dans lequel le Mal suppose prévarication, que le Christ se manifeste toujours principalement à nous dans les documents ecclésiastiques, par l’Ombre de sa Croix.
Or qu’arrivera-t-il maintenant si nous essayons, au moins par artifice intellectuel, de nous transporter dans la perspective d’un Monde en évolution ?
Un changement fondamental, et gros de conséquences pour la christologie, se dessine immédiatement dans nos vues. Car sans rien perdre de son acuité ni de ses horreurs, le Mal cesse, dans ce nouveau cadre, d’être un élément incompréhensible, pour devenir un trait naturel de la structure du Monde. Le sens complet et définitif de la Rédemption, ce n’est plus seulement expier ; c’est traverser et vaincre. »
Teilhard de Chardin.


*Les manichéens enseignaient que le principe créateur du monde physique, de l'Univers et des corps est un principe mauvais, et ils identifiaient ce principe au Dieu d'Abraham, de Moïse et des prophètes hébreux. Ils enseignaient que le Dieu de la Nouvelle Alliance est un autre Dieu, un Dieu bon, qui n'est pas le créateur du ciel et de la terre. Les manichéens considèrent l'union physique et féconde de l'homme et de la femme comme une abomination car par cette union des âmes divines sont projetées dans la matière et exilées. L'amour physique fécond est donc le péché par excellence puisqu'il contribue à l'œuvre de la création physique qui est considérée comme intrinsèquement mauvaise et perverse.

Créée

le 28 août 2021

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Polobreitner

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