Le revoilà. Serge A. Storms, psychopathe, schizophrène, paranoïaque, rétenteur anal, érudit autodidacte et tueur en série débarque avec une nouvelle idée fixe : trouver la femme de sa vie et se marier afin d’atteindre un stade supérieur de l’évolution. Rien de plus simple pour lui, qui entend bien entendu opérer de la manière la plus efficace et logique qui soit. Selon ses propres critères, du moins :
« J’ai découpé les îles en plusieurs zones, dit Serge en feuilletant son bloc-notes, comme ils font pour recenser les daims en danger d’extinction. Si la Femme idéale se trouve à l’intérieur de ce quadrillage, elle ne m’échappera pas. »
Et pendant que Serge, accompagné de son inséparable ami Coleman pourtant mort depuis longtemps – mais l’auteur fait ce qu’il veut, pour le plus grand malheur du narrateur omniscient – passe les Keys au peigne fin, d’autres personnages convergent vers Big Pine Key, son No Name Pub et ses daims miniatures. On trouvera pêle-mêle : une mystérieuse femme battue. Un tout aussi mystérieux tueur en série. Un flic qui aurait pu être bon mais pour qui la vie, une ex-femme acrimonieuse et l’administration en ont décidé autrement (« À son arrivée dans le service, il avait très forte impression. Il était déférent, respectueux, concentré. Gus n’avait aucune relation dans le service. Et aucune envie d’en avoir. Il était fermement décidé à faire son chemin dans le monde tout seul en ne comptant que sur son application et sa détermination. Ses supérieurs le remarquèrent immédiatement et le classèrent aussitôt dans la catégorie des nouvelles recrues dont il importe de retarder l’avancement. »). Un journaliste à la ramasse. Un avocat aussi riche qu’arrogant et irritant. Un barman qui voudrait que tout le monde l’aime. Un chef de cartel de la drogue dont il ne faut pas prononcer le nom. L’abominable homme des Keys, spécialisé dans le renversement de poubelles. Une bibliothécaire délurée et une autre tout droit sortie de La Petite maison dans la prairie. Des vampires adorateurs du démon qui ne crachent pas sur une part de pizzas. Des accros des programmes en douze étapes. Des garagistes escrocs qui remplissent des airbags avec du sable. Un millionnaire décidé à lotir la côte protégée de Key West.
Comme de coutume, donc, le nouveau roman de Tim Dorsey a l’apparence d’un immense foutoir et le lecteur se trouve projeté tour à tour dans une conversation sur les dessins que sa femme a fait sur le pénis de Gus avant de diffuser des photos, une expédition menée par Serge pour planquer un cadavre, une séance de visionnage obligatoire de Scarface pour les employés d’un parrain de la drogue, ou tout bêtement une nouvelle manière de se défoncer au sens propre comme au figuré imaginée par Coleman :
« Coleman se pencha et tira de dessous le canapé un petit sachet en plastique transparent auquel un tube était attaché. Il mit le tube au coin de sa bouche et commença à téter.
-C’est une poche de morphine ? s’enquit Serge.
Coleman ôta le tube de sa bouche.
-J’ai vendu un peu d’herbe à un vigile de l’hôpital, et comme il ne pouvait pas me payer… »
Ou encore :
« J’ai dû sortir à l’improviste. Coleman avait fini aux urgences parce que, dans un bar, il avait fait le pari idiot de décapsuler une bouteille de bière avec son orbite. »
Mais comme à son habitude Dorsey n’a que l’apparence du foutraque déjanté aux histoires sans queue ni tête et réserve une fin dans laquelle tout le monde converge pour un dénouement collectif étonnant. Entre temps, il aura réussi à vous faire rêver des Keys, à vous faire rire toutes les cinq minutes et à dynamiter la société américaine et ses valeurs en en pointant par le biais des raisonnements totalement fous de Serge les contradictions et les dérives. Et finalement, dans ce monde sauvage et corrompu, ne serait-ce pas Serge et Coleman, le psychopathe assassin et son comparse crétin congénital constamment en quête de drogue ou d’alcool, les personnages les plus sains et les plus aptes à les affronter ? À l’exception peut-être du mariage dont on peut craindre que même Serge ne soit pas fait pour : « Chaque fois que je reviens avec du sang plein mes habits, aussitôt, c'est l'interrogatoire. »
Septième volume des aventures de Serge Storms, Torpedo Juice fait incontestablement partie des trois meilleurs de la série avec Triggerfish Twist et Florida Roadkill. La lecture de ce roman loufoque, hilarant, bête, méchant, brillant et échevelé n’est pas conseillée mais obligatoire.