Shangrila par EncoreDuNoirYan
Après L’heure des gentlemen, le dernier et assez décevant roman de Don Winslow paru en France, on continue à se diriger vers l’été avec du surf. Mais on joue là dans une autre catégorie. Oubliez les dialogues de Patrick Swayze et Keanu Reeves sur le karma, la vague métaphysique et autres réflexions ésotériques sur le surf, car Malcolm Knox vient pour casser le mythe du surfer ultracool défenseur des dauphins qui passe son temps à voyager d’une vague à l’autre et qui ramasse les déchets sur la plage pour protéger sa mère la Terre.
« L’autre truc que t’as appris : à l’eau, c’était la guerre.
[…]
À prendre des vagues déjà prises. À se donner des coups de pied dans les planches. Rod a poncé le rail des siennes, histoire de bien faire saigner quand il donnait une beigne à un autre surfeur à la cheville. Il est devenu tellement bon à ce p’tit jeu qu’il était capable d’aller à l’avant de sa planche et de donner un coup avec l’arrière, et aussi la dérive et tout le bazar, à quelqu’un qui était derrière lui sur la vague. Si y’avait eu des points à grappiller pour utilisation de la planche comme d’une arme, Rodney Keith Keith serait devenu champion du monde ».
C’est là la vision du surf que nous livre DK, Dennis Keith, héros de ce roman que l’on découvre à 58 ans, pesant 115 kilos, et vivant avec sa vieille maman dans un pavillon pour retraité. Dennis Keith qui, tout les matins, enfourche son vieux vélo, son chopper de gamin, pour aller manger une glace. Dennis Keith, paranoïaque, schizophrène, égocentrique, mutique. Dennis Keith, légende du surf australien, premier champion du monde, qu’une jeune journaliste pour une revue de surf vient de retrouver pour essayer de lui faire raconter sa vie.
La vie de DK va donc se dérouler sous nos yeux, des années 1960 aux années 1980. L’ascension d’un gamin de la Gold Coast adopté par une femme seule et pauvre qui, avec son frère, révolutionne le surf, poussé par une seule envie : déchirer, détruire les vagues, surtout quand d’autres veulent les prendre. L’histoire d’un homme chez qui la compétition permanente, les drogues, l’égocentrisme, vont réveiller les folies et rendre encore pire la chute jusqu’à la déchéance, jusqu’au drame.
Si le surf est au centre de la vie de Dennis Keith, s’il en est même pendant longtemps le seul moteur, Shangrila n’est pas qu’un roman sur le surf. Certes, on l’a dit, il vient briser l’image mythique du soul surfer, on n’est ni dans Point Break, ni dans Endless Summer et encore moins dans une chanson des Beach Boys, mais il est surtout l’autoportrait magnifique d’un homme qui se voudrait héros quand il sait n’être rien ni personne.
Trouvé sur une plage, jamais déclaré aux services de l’enfance, DK n’existe pas administrativement et apparaît littéralement comme un fantôme, surgissant sur le line up quand personne ne l’y attend, disparaissant derrière ses Ray Ban aviateur, finissant reclus et niant être lui-même.
Cette négation de l’identité aggravé par le souvenir d’une enfance extrêmement pauvre trouve un pendant dans l’affirmation par DK de son désir de reconnaissance à travers son seul talent, cette capacité géniale à prendre une vague et à la déchirer, morceau par morceau, avec son surf. Mais, dépassé par la légende qu’il se construit par le biais de son comportement erratique et de son caractère qui associe une timidité proche de l’autisme à une ambition démesurée, Dennis Keith ne peut que se préparer un destin tragique.
Accompagné d’une mère courageuse mais qui ne sait pas partager son amour entre l’enfant trouvé et adoré, Dennis, et l’enfant biologique et ignoré, et donc de ce frère mourant de jalousie qu’est Rodney, DK s’enferme à l’intérieur de lui-même. Sauf que, pour lui, il n’est rien. Rien de ce que voient les autres en lui. Et qu’il demeure l’enfant effrayé trouvé dans un trou au bord de la plage et qui passera sa vie à courir après la sensation fugace d’accomplissement éprouvée lors de ses premiers surfs adolescents.
« Le surf était déjà pourri en 1960, alors imaginez en 73. En ruine. Le seul surf pur qui restait, le surf innocent, le surf de l’âge d’or, il se trouvait en toi, à l’époque où t’étais trop jeune pour connaitre toutes ces conneries. L’âge d’or du surf, c’est quand t’as douze ans et que les journées durent cinquante heures d’affilée et que tous les jours tu surfes des vagues énormes sur une mer de rêve, et qu’y’a personne à l’eau et que tu prends cent vagues parfaites par session. C’est quand tu vois un autre gosse avec une planche sous le bras et que tu l’arrêtes pour lui demander à quel break il va, et que vous vous mettez à parler et du coup vous partez ensemble pour surfer ce break-là. Le truc, c’est que l’âge d’or ça arrivera toujours qu’à un gamin de douze ans, pasqu’après il se réveille et le surf est devenu ce truc commercial, l’eau est blindée de monde et voilà c’est tout foutu et il lui reste plus qu’à soupirer jusqu’à la fin de sa vie.
Et quand il voit un autre gars avec une planche sous le bras, maintenant, il espère juste qu’il va se faire écraser par une voiture avant d’atteindre la plage.
L’âge d’or, mon œil ».
Si l’écriture de Malcolm Knox apparaît déstabilisante au cours des premières pages, la mécanique se met rapidement en place et l’on a tôt fait de se laisser porter par se style faussement décontracté et empli d’une grande tension latente. À l’image de son héros.
Knox arrive donc à nous servir un roman féroce non pas sur la fin de l’innocence, mais sur l’absence d’innocence. C’est réussit et c’est même souvent magnifique. Que l’on aime le surf ou pas, que l’on connaisse le surf où que l’on soit totalement ignorant en la matière, il serait dommage de passer à côté de ce qui est avant tout un beau roman sur l’ambition, la fragilité du succès et la solitude.
On notera tout de même au passage le travail de Patricia Barbe-Giraut, la traductrice du texte, qui a su se tirer avec succès des pièges du vocabulaire du surf et rendre tout cela intelligible. Si l’on ne peut se référer au texte d’origine, on imagine aussi très bien, face à la fluidité de ce roman malgré un style atypique, qu’elle a vraiment su rendre justice à la version originale.
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