C’est que ça deviendrait une antienne du côté des auteurs français actuels : partir dans un voyage en terre mal connue dans cette chère Province bonne à meurtrir, profitant des supposées salissures offertes par la violence, l’alcoolisme et le racisme de ceux qui y règnent en maître. On avait eu Edouard Louis, né Eddy Bellegueule, on avait eu (avec talent sur la forme il faut le reconnaître) Nicolas Mathieu et Leurs enfants après eux, et voilà que Lydie Salvayre se lance dans la bataille avec Tout homme est une nuit paru en octobre 2017 au Seuil et depuis peu en poche chez Points. Même combat, ou peut-on s’attendre à un heureux changement sous la plume de celle qui fut maintes fois couronnée, notamment du Goncourt 2014 avec Pas pleurer ?
La bande-annonce
Des hommes retournent sur d'autres la brutalité d'un ordre dont ils souffrent. Ils s'inventent à peu de frais de commodes ennemis. Certaines frayeurs en eux les agissent.
Des questions vieilles comme le monde mais d’une brûlante actualité, auxquelles Lydie Salvayre donne ici forme littéraire.
Un roman, donc, et d’une causticité jubilatoire, où vont se faire face, d'une part : un solitaire, un lettré, un pas-tout-à-fait-pareil, un pas-tout-à-fait-conforme, un homme malade qui a choisi de se retirer dans un lieu de beauté, et de l'autre : les habitants d'un paisible village que l'arrivée de ce nouveau, de cet intrus, bouscule et profondément déconcerte.
Très vite surgiront, entre l'un et les autres, l'incompréhension et la méfiance, puis les malentendus et les soupçons mauvais, puis les grandes peurs infondées et les violences que sourdement elles sécrètent. Puisque tout homme est une nuit.
Lydie Salvayre a écrit douze romans traduits dans une vingtaine de langues. Elle a obtenu le Prix Hermès du premier roman pour La Déclaration, le prix Novembre (aujourd'hui Prix Décembre) et le Prix du Meilleur Livre de l'année pour la Compagnie des spectres, le prix François-Billetdoux pour B.W., et le Prix Goncourt pour Pas pleurer.
L’avis de Lettres it be
« Pour me rendre à l’Institut Saint-Christophe où je recevais des soins à raison d’une fois par semaine, je devais traverser une cité qui était la réplique en plus petit de la cité de mon enfance, mais où (c’était le seul point sur lequel elle différait) de nombreuses femmes étaient voilées de noir ; si b ien qu’il me semblait, chaque fois que j’y pénétrais, que j’étais dans un autre monde.
Et l’impression se confirmait en moi qu’il existait ici deux mondes, deux mondes rigoureusement délimités, deux mondes bien distincts, bien séparés, sans lien et sans mélange, deux mondes qui semblaient irréconciliables, deux mondes secrètement hostiles, secrètement en guerre l’un contre l’autre, même si chacun feignait d’ignorer l’existence de l’autre, même si chacun feignait de ne trouver aucun fondement à la haine de l’autre, même si chacun feignait d’adresser à l’autre un sourire des plus démocratiques et des plus engageants. »
C’est seulement dix-huit pages après avoir ouvert ce nouveau roman de Lydie Salvayre que l’on tombe sur ce constat, froid, sans appel. On piaffait d’impatience quant au retour de celle qui avait tant brillé et excellé dans Pas pleurer avec ce sens froid de la narration, dénué des passions même en pleine guerre, en pleine horreur. Et le début de Tout homme est une nuit nous offrait de belles promesses. En vain…
C’est déjà le changement de style, entre un narrateur principal venu soigné son cancer en Province (pire, en Provence) et les villageois Dédé et Emile ou consorts, qui met la puce à l’oreille : le différentiel est fort entre un langage classique et châtié (voire pompeux) côté narrateur, et les bonnes vieilles diatribes de comptoir au français branlant côté villageois. Mais, soit, on passe là-dessus. Cependant, le bât blesse au fur et à mesure de l’avancée de la lecture quand Lydie Salvayre instille en nous l’idée d’une Province quand même bien revancharde, mais plutôt façon « nostalgie vichyste » : « Vivement qu’on ait un chef à la tête du pays ! lança-t-il d’une voix si forte qu’elle fit trembloter sa panse. Car cette idée l’obsédait. Il y revenait chaque jour. […] Un meneur d’hommes qui saurait défendre les petits et ferait une bouchée des ennemis de la nation, si vous voyez à qui je pense. » (page 37-38) Et le roman de continuer de plus belle, page après page, enfonçant le clou littéraire du désormais célèbre triptyque provincial : « Alcool – Racisme – Violence ».
« Puis la conversion bifurqua sur l’agriculture bio, d’autant plus détestée qu’elle était à la mode dans les médias, chez les bourgeois (de droite comme de gauche) et dans les rangs de la secte végétarienne qui prospérait de manière alarmante. […] Au total, synthétisa Marcelin : une fumisterie d’écolos fanatiques, un attrape-cons pour riches et cancéreux, et la disparition tragique à court terme des petits paysans de chez nous qui savaient marier intelligemment le moderne glyphosate avec les belles traditions du terroir. » (page 118)
Difficile de faire un pot-pourri plus complet des tares de la Province que celui offert ici par Lydie Salvayre. Tout y est pour faire passer le message, que dire, la grosse tarte à la crème au sujet de cette frange de France dévoyée, perdue dans ses aspirations passéistes et sa passion dévorante pour le goulot. Le fond de l’histoire ne semble bientôt plus qu’être un prétexte pour lancer une diatribe en bonne et due forme contre ces « provinciaux », tous rangés dans le même panier littéraire, et à qui on met tout de même dans la bouche : « Ces Parisiens ! C’est tous les mêmes ! » (page 82) On n’a plus les mots. Et visiblement, Lydie Salvayre non plus…
Et le coup de grâce de nous être apporté par le maire du petit village de Provence, cadre du roman, qui s’adresse à cet « étranger » (smiley clin d’œil appuyé) en fin de livre (page 178) :
« Ces personnes certes voient midi à leur porte, que cela reste entre nous. Elles sont, comment dirais-je, pas très futées et peu portées aux disciplines de la pensée. Enfin quoi, un peu frustes. Ne leur demandez pas si elles ont lu la Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant, dit-il en étouffant un rire. Brutes de décoffrage, si vous me permettez cette expression imagée mais qui n’a rien de méprisant dans ma bouche, notez-le bien. Leur cœur parle avant leur tête, et leurs émotions prennent le pas souvent sur les arguments dictés par la raison. Mais je peux témoigner que ce sont de bonnes personnes, et qu’elles se montrent tout à faire respectueuses de la loi. »
Il aurait été tout à fait possible d’imaginer l’intention réelle de l’auteure en mettant dans la bouche de l’un de ses personnages de tels propos : la volonté de mettre en avant un trait de caractère particulier du maire, d’exagérer une pensée assurément répandue… Mais quand tout un roman détruit, étage par étage, la notion de Province et les habitants qui la font, on semble tout à coup sortir du cadre fictionnel offert par le roman et aller vers une conception sociale affirmée, assumée sous couvert de littérature romanesque. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir… »
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