Hülya est devenue Julya, jeune femme française sans accent sauf en cas de grosse fatigue ou après une soirée fortement arrosée. Elle ne parle pas de sa famille, de sa vie avant ses 18 ans. Discrète, tranquille, à la vie simple mais sécurisée, elle écrit des scripts pour des séries télévisées ou le cinéma. Après près de 30 ans un appel de sa mère, Esra Zaman, actrice emblématique d’Istanbul, va venir chambouler son train-train quotidien. Cette dernière est mourante et voudrait organiser un dernier spectacle à l’image de sa vie et de sa carrière, tout en démesure. Elle demande à sa fille d’écrire son éloge funèbre, son adieu au monde.
La fleur de lotus est une pièce maîtresse de ce roman. Symbole de l’oubli de sa nation pour les hommes, elle est aussi celui de la mémoire. Hülya voulait oublier ses origines, sa mère, son passé, et tout au long de son existence, les références au lotus ont fleuris ses chemins et la rapprochent de ses souvenirs. Son père, disparu pendant des mouvements sombres, continue d’habiter son cœur par l’amour filial, et la rancoeur envers sa mère. Les choix de cette dernière ont sans doute causé sa perte, mais comment en être sûr ? Esra n’a jamais rien dit, murée dans la peine de sa perte.
Si ce roman raconte l’exil d’une fille, d’une fissure entre elle et sa mère, il est surtout question de réconciliation. Après avoir tant haï, ressenti tant de colère, est venu le temps du pardon et de l’amour. En définitive, peu importe nos motivations à vouloir fuir ce que nous pensons mépriser, la nostalgie de notre enfance, de nos souvenirs, nous rattrape. Nous pouvons souhaiter être en conflit total avec ce passé, il nous retrouvera toujours, et nous alpaguera sans ménagement.
En voulant fuir sa mère, Hülya pensait quitter la frivolité, la tristesse, la vie sans points de repères. Finalement elle se rendra compte qu’en faisant cela, elle oubliait également les saveurs que seule la poésie de l’imaginaire sait offrir. L’insouciance, la gaieté, la force de vivre malgré les horreurs du monde réel.
Le Trésor national, objet désuet à la symbolique forte, alliant la vie d’une femme à l’histoire d’un pays. Une vie n’est qu’un instant sur la frise du temps, mais celle-ci en particulier aura imprimé son souvenir en même temps que tout le trouble qui traversa la Turquie. Ce léger laps de temps aura vu passer tellement d’horreur, de souffrance. Tant de vies détruites dans la réalité pour tant d’autres incarnées sur la scène et à l’écran, comme pour effacer le tangible grâce au fictif.
La ville et la femme, deux destins inextricablement unies et semblables.
Un roman très fort, sensible et émouvant. Allier ainsi le cinéma, la vie et le combat pour la liberté des femmes avec les guerres civiles et les troubles politiques à Istanbul est incroyable. Tout est bien ficelé, puis dénoué avec une délicatesse rare. Les mots sont bienveillants envers chacun, il n’y a nul jugement, tant que la vérité n’éclate pas. Tout en finesse, la langue raconte une vie à travers une multitude de décors et de costumes car tant de choses se sont passés, qu’une seule vie ne saurait le raconter. À part peut-être celle qui incarne le Trésor National.
https://cenquellesalle.wordpress.com/2021/03/04/tresor-national/