Avec Voyage, on s’attaque à du lourd, du solide, à de la science-fiction qui ne déconne pas. Que diriez-vous de rembobiner l’histoire de l’exploration spatiale ? Avec ce roman uchronique sorti en 1996, Stephen Baxter tente de donner une certaine réalité à un rêve : celui de voir la NASA décider d’aller sur Mars dans la foulée des premiers pas sur la Lune. Au diable les sondes spatiales, cette fois-ci on y va vraiment. De l’idéal à la pratique, toutefois, il y a quantité de décisions difficiles à prendre, de travail acharné à abattre et de vies avec lesquelles jouer.
Voyage est en fait constituée de deux lignes temporelles. L’une d’entre elles débute avec les premiers pas sur la Lune en 1969. On y découvre d’emblée deux choix délibérés de l’auteur. D’une part, pour des raisons pratiques, Buzz Aldrin (dans la réalité, deuxième homme à avoir marché sur la Lune) est remplacé par un personnage fictif dénommé Joe Muldoon. D’autre part, Kennedy a survécu à sa tentative d’assassinat et son fauteuil roulant ne l’empêche pas de peser sur la politique spatiale de Nixon. Cette ligne de temps, étendue sur une grosse quinzaine d’année, décrit les différentes étapes qui amènent la NASA à consacrer tous ses efforts au programme martien plutôt qu’à tout autre. C’est ainsi qu’est mis en place le projet NERVA (qui a aussi existé dans notre réalité) dont le but est de concevoir une fusée à propulsion nucléaire, solution mise en avant par les ingénieurs les plus en vues. Quant à l’autre ligne temporelle, elle commence tout simplement avec le décollage de la fusée Ares vers Mars. A son bord, les astronautes Nathalie York, Ralph Gershon et Phil Stone entament un voyage de plusieurs mois vers la planète rouge. On pourrait croire que l’entrecroisement de ces deux histoires soit préjudiciable au suspense, mais c’est en fait le contraire : la narration en sort renforcée et pousse à se concentrer sur l’essentiel.
Pour dire les choses clairement, Voyage s’adresse directement aux amoureux les plus acharnés de l’exploration spatiale. Stephen Baxter a bénéficié de l’aide précieuse de membres de la NASA et cela se sent : son récit est précis, pragmatique, parfois même technique, mais on s’y croirait vraiment. Il s’emploie à décortiquer chaque étape, chaque jalon, chaque prise de décision importante influençant le destin d’un programme aussi ambitieux que celui-là. Pour lui, quelques personnalités présentes au bon endroit au bon moment auraient pu faire basculer l’histoire de l’exploration spatiale, pour le meilleur et pour le pire. Il s’agit d’un postulat de départ discutable, mais cela n’empêche pas le résultat d’être très rigoureux. Pas de flamboyance stylistique ici, on rêve les pieds sur Terre tandis qu’on voyage dans des boîtes de conserve fragiles et inconfortables. Il faut aussi souligner que ce livre développe une réelle réflexion sur la pertinence des vols habités par rapport à l’exploration automatisée, un débat d’ailleurs loin d’être tranché dans le monde réel. Baxter pèse le pour et le contre avec un certain brio, même s’il est le premier à reconnaître de quel côté son coeur balance.
Cette uchronie impressionne par sa richesse, certes, mais elle ne fait pas l’impasse non plus sur le développement de ses personnages. Ce sont ces derniers qui lui donnent, in fine, toute son intensité dramatique. Nathalie York, géologue, est la principale protagoniste. Jeune et pleine d’idées sur la manière dont la NASA devrait fonctionner, sa passion pour la planète Mars l’entraîne petit à petit au sein d’un univers très masculin essentiellement peuplé de pilotes d’avion et d’ingénieurs. Mais longue est la liste des candidats au vol fatidique, et tous ont des arguments à faire valoir. La compétition, d’ailleurs, s’étend au-delà des astronautes. Entre le choix de la méthode adéquate pour se rendre sur Mars et celui des sous-traitants qui construiront le vaisseau spatial, les affrontements à coups de conférences, de discours et de réunions à huis-clos s’enchaînent et ce sont des vies entières qui en dépendent.
Rêveur et terre à terre, Stephen Baxter nous entraîne à la fois dans l’espace interplanétaire et au sein d’innombrables locaux de la NASA, deux univers très différents mais indispensables l’un à l’autre. Sobre et aisé à lire de par son style, Voyage risque toutefois de décourager les moins acharnés, que les passages les plus techniques pourront rebuter. Il n’empêche, divisé en deux livres dans sa version poche française (était-ce d’ailleurs réellement nécessaire ?), Voyage est un chef d’œuvre pour tout passionné de l’exploration spatiale.