L'entrée en matière du chapitre 1 peut paraître déroutante au premier abord, mais pas tant que cela au final. On commence avec des mites, de la vermine qui ronge, qui détruit et c'est une image parfaite pour illustrer ce qui a miné la vie de Wiera Gran durant ces 60 dernières années. On le comprend d'autant mieux que l'auteur nous retranscrit combien ses premiers contacts furent laborieux avec l'ancienne vedette. C'est une femme brisée. On pourrait la croire folle, mais ce serait la juger sans la connaître, sans vouloir écouter sa version de l'Histoire. Elle a des problèmes, elle a tous les symptômes des maniaques paranoïaque, mais on peut quand même se plier à certaines contraintes, à des dialogues un brin sur-réalistes, à la pénombre, à la poussière, à la reproduction du ghetto dans son appartement parisien…
Elle se terre, se cache encore, fuit les hommes et leur folie. Elle est primaire :
"Je n'ai pas peur de la solitude. La seule chose qui me terrifie, c'est l'autre. J'ai des réflexes d'animal. Une façon de penser animal, aussi."
Le décors est posé. On va pouvoir découvrir Wiera Gran maintenant et comprendre son parcours, sa vie qu'elle juge si longue et qu'est-ce qui a fait que cette artiste en soit réduite à cela tant d'années après la guerre.
Enfant déjà, Wiera Gran ne s'en laissait pas compter apparament. elle avait un fort caractère. L'auteur note tout de même que certains éléments sont difficiles à confirmer. Wiera joue avec sa mémoire ou l'inverse.
C'est presque impossible à savoir car le temps n'est jamais un allié. Il conforte ou transforme les souvenirs. C'est ainsi, nous ne sommes pas des machines et la vie nous modèle. J'ai déjà eu l'occasion de travailler lors de mes études d'Histoire sur des approches similaires : les témoignages oraux sur des évènements passés. L'analyse n'est pas si simple et pour rester objectif, il faut partir du fait que chaque témoignage est juste, mais retravaillé de manière consciente ou non par l'esprit du témoin. Il y a toujours une part de subjectivité. Wiera Gran à la sienne comme les autres.
Le ghetto, on ne peut que l'imaginer. On a presque tous vu des images d'archive un jour, mais la vie là-bas, au quotidien, il faut l'avoir vécu pour la relater vraiment. Cependant, ce ne fut pas seulement un lieu de mort. avant, ce fut un lieu de vie…
"Dès sa fermeture, le ghetto s'est mis à puiser en lui des forces pour sa survie, il voulait vivre. C'était une ville fermée, mais une ville tout de même, un organisme vivant qui retirait, achetait, mangeait, s'habillait, urinait."
"J'achète. Je vends. j'achète. j'investis, je dépense. Perspectives d'avenir."
C'est au fil du temps que tout se dégrade et on suit assez bien cette évolution avec le récit un peu décousu qu'Agata Tuszynska nous a retranscrit. Certains passages sont très douloureux pour moi. L'évocation des orphelins, de leur sort, de leur disparition m'est pénible.
Wiera dira qu'elle a tenté d'en sauvé le plus possible en créant un orphelinat, mais là encore les faits ne sont pas très clairs. On doute de la véracité de ces propos même si elle n'en démord pas.
On accuse Wiera Gran d'avoir été une agent, une complice de la Gestapo, mais les témoignages sont contradictoires, confus, parfois fondés juste sur des rumeurs, des "on dit que"…
J'aime assez ce passage qui finalement résume bien la position que pouvait avoir l'artiste dans le ghetto de Varsovie :
"Les relations dans le milieu artistique du ghetto ne permettaient pas de faire une sélection méticuleuse des fréquentations… Quand on était une diva célèbre, il était impossible de s'isoler des gens de pouvoir."
Tout est dit ou presque.
Et Wiera réfute tout ou presque pour à son tour attaquer et salir le passé de son accompagnateur, le pianiste Szpilman. Vengeance ? Quand on sait que c'est lui qui a refusé qu'elle revienne à la radio après la guerre…
"Il était en face, juste devant moi, je le voyais distinctement. Szpilman, avec sa casquette de policier. Szpilman en personne, le pianiste. Je ne peux pas oublier cela.Il traînait les femmes par les cheveux. Il se protégeait les mains. Ses mains de pianiste exigeaient un soin particulier. Je n'en ai jamais parlé, je ne voulais pas lui faire du tort."
Je ne sais pas pour les autres lecteurs, mais pour ma part, je pense qu'elle se venge effectivement d'une partie du mal qu'on lui a fait subir. Sa sortie du ghetto ne fut semble-t-il pas une partie de plaisir, elle a dû rester caché durant des semaines, des mois, des années. Elle a complètement changé d'apparence, de physique, de destin puisqu'elle ne pouvait en aucun cas chanter. On lui avait tout pris et le pire vint quand le ghetto fut alors complètement vidé. Toute sa famille disparue., les reproches, les demandes de justification pour sa survie, son arrestation, les jours, les semaines passées en prison dans des geôles sombres et trop petites, la torture mentale, cela fait peut-être beaucoup, non ? Après tout, nous ne sommes que des êtres humains.
Wiera fut marquée, dans son esprit, dans sa chaire, au point même que son propre enfant s'est effacé de son souvenir. Sans doute n'était-elle pas prête à devenir mère, ou alors, elle n'en avait aucune envie. Nous ne le serons jamais. Et puis donner la vie pendant une période aussi noire, y a de quoi perdre ses repères, non ? Je ne cherche pas à l'excuser, mais comme l'auteur j'ai cherché à la comprendre sans la juger.
Ce livre la remet en lumière et s'il ne la fait pas totalement sur son passé, son histoire, il démontre combien traverser des évènements aussi sombres n'est pas sans laisser des traces au plus profond des êtres qui y ont survécu.
L'accusée se fera accusatrice également. On tourne en rond et la vérité, elle est là quelque part… Est-ce si important aujourd'hui ? Oui et non. C'est un livre témoignage, c'est un ouvrage du souvenir et il est imparfait comme la nature des hommes.
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