Adolphe
7.3
Adolphe

livre de Benjamin Constant (1816)

Benjamin Constant n'est plus guère en odeur de sainteté de nos jours. Viré de La Pléiade, il me semble qu'il n'est pas non plus tellement étudié, non plus que cité, dans les amphis de facs de Lettres. Quant à Adolphe, écrit début XIXème, qu'on ne peut véritablement ranger ni dans la case Romantisme, ni dans celle du XVIIIème siècle, il souffre peut-être justement de ce statut d'entre-deux.


L'histoire de ce jeune homme qui tombe amoureux d'une femme, Ellénore, plus âgée que lui, vivant en concubinage avec un autre homme, qui parvient à la séduire et qui passera ensuite son temps à vouloir la quitter sans jamais passer à l'acte, cette histoire tient donc en deux lignes. Roman de la procrastination, des velléités, des indécisions, des atermoiements, Adolphe se distingue essentiellement par l'utilisation de la technique de narration. Introduit par deux préfaces de l'auteur à partir de la troisième édition, il débute par un "Avis de l'éditeur", l'éditeur en question étant un personnage fictif et présentant l'ouvrage comme émanant d'un jeune homme taciturne qu'il a rencontré par hasard dans une auberge. Je vous passe les détails, vous connaissez sans doute le procédé. Là-dessus commence un récit à la première personne, a priori écrit bien longtemps après la survenue des événements relatés.


La qualité principale d'Adolphe tiendra donc à la façon dont Benjamin Constant manipule le procédé de narration. Car on constatera que le récit fait par Adolphe, de temps en temps contrebalancé par des citations de lettres écrites par des tiers (dont le père du jeune homme et Ellénore), est toujours, mais ce qui s'appelle toujours, sujet à caution. Exemple frappant : une fois sur deux il écrit qu'il a aimé Ellénore mais que ça n'a pas duré, une fois sur deux il écrit qu'il a cru l'aimer. Surtout, il nous présente Ellénore, parfois en l'écrivant tout net, parfois de façon plus sournoise, comme une sorte de tyran de la passion amoureuse, qui lui rend la vie insupportable (certes, Ellénore semble avoir le chic pour se fourrer toute seule dans des situations intenables). Or la lettre, ou plutôt le fragment de lettre d'Ellénore qu'il nous est donné à lire à la fin du roman nous laisse à penser qu'Adolphe nous a offert, tout au long de son récit, un point de vue hautement biaisé. Et que cette lettre ne soit pas rendue dans son intégralité est particulièrement emblématique du roman. Rien ne sera vraiment clair pour le lecteur, rien ne sera entièrement donné, et surtout pas les motivations d'Adolphe, qui jusqu’au bout resteront plus ou moins obscures, bien qu'il explique à longueur de pages qu'il ait toujours été dirigé par la volonté de ne pas blesser Ellénore. Car on voit bien que, n'optant jamais pour la rupture, il passe justement son temps à la faire souffrir - et à souffrir lui-même, c'est un comble, de son indécision permanente. Le roman se clôt d'ailleurs de manière astucieuse, sous la forme de deux lettres (l'une de "l'éditeur", l'autre d'un correspondant anonyme, ami d’Adolphe et d'Ellénore) qui se répondent en se contredisant, l'éditeur ayant tout de même le dernier mot. C'est ce dernier mot qui donnera à Adolphe sa tonalité finale tout empreinte de moralité.


Il me semble donc que Benjamin Constant se montrait alors véritablement novateur dans ce roman. En revanche, je l'avoue, le côté moralisateur d'Adolphe n'est pas forcément ma tasse de thé. Les caractères des deux personnages, qui ne donnent franchement pas dans la demi-mesure, l'un aussi doué pour la procrastination que Hamlet (ce qui n'est pas peu dire), l'autre ne vivant que pour sa passion, peuvent aussi, j'imagine, facilement agacer un lecteur d'aujourd'hui. C'est, je crois, ce qui donne un côté un peu daté au roman et qui a tendance à en masquer les qualités.


Je note pour finir qu'il peut être intéressant de le lire dans le cadre d'un corpus de textes allant de Werther à Eugène Onéguine, en passant par René.

Créée

le 18 juil. 2017

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