Suite de Périphériques, traduit en français il y a tout juste un an, Agency est en fait sorti six ans plus tard aux États-Unis (2014/2020), un laps de temps où Gibson a eu tout loisir de faire mûrir son propos et son univers, tout en étant obligé de s’adapter à une actualité mondiale en décalage avec ses propres prédictions (Brexit, Trump président). Comme dans Périphériques, l’action se situe sur deux scènes géographiques et temporelles : San Francisco et le futur proche, Londres et le futur lointain (2136). Au 22è siècle, Wilf Netherton et sa patronne la mystérieuse Ainsley Lowbeer, survivants du grand écroulement mondial ironiquement nommé « Jackpot », peuvent observer les « fragments », des réalités alternatives du passé, et parfois même les modifier. Dans un de ces fragments, ils confient à Verity Jane la tâche de tester Eunice, une nouvelle IA, quasi humaine, aux possibilités si vertigineuses que Verity décide de ne pas informer ses employeurs du futur de ses découvertes. S’engage alors une véritable course-poursuite haletante digne des meilleurs thrillers de SF, appuyée par une narration sèche et percutante. Mais au-delà de l’intrigue, c’est le tableau permanent du futur politique et technologique qui fait la force de ce roman, qui par touches et couches successives, nous immerge dans un futur à la fois si proche et si différent de notre époque, comme peuvent l’être les années 2020 par rapport à ces années 80 où Gibson s’est révélé en père du cyberpunk et prophète de l’internet malgré lui.
Sur fond de menace de guerre nucléaire, ce vieux spectre des années 50 et 60 remis au goût du jour, le monde est dominé par les kleptocraties et les ZDC, à savoir des gouvernements autoritaires et héréditaires qui tirent leurs origines du crime organisé, et des zones à domination concurrentielles, où les organisations criminelles ont plus de pouvoir que les gouvernements. Quant aux héros, ils évoluent dans des décors semi-truqués où se côtoient mille et une inventions crédibles que l’on croirait dérivées d’un univers dickien fait de portes parlantes et de complets brouillés : machines à café à commande vocale, habitroniques, canapés porno, véhicules à camouflage automatique, robots-chiens militaires, drogues de synthèse, discours truqués en post-production, eutrepreneuriat sauvage, darknet, super avatars numériques, transfert de conscience sur plateforme numérique, hybrides homme-machine, drones à forme humaine pour téléprésence physique… Aujourd’hui comme hier, Gibson est toujours en avance sur le monde de demain, qu’il envisage avec acuité et clairvoyance.