Nietzsche était bel et bien actuel lorsqu'il a voulu voir dans l'épanouissement de la vie une « volonté de puissance », c'est-à-dire fondamentalement un désir inassouvi de domination. Pourquoi ce désir serait-il inassouvi ? Car la puissance est déjà déclinante si elle ne s'accroît plus, si elle se contente seulement de se conserver. Le vouloir impose d'ouvrir l'opportunité d'une main-mise prochaine sur ce qui est, de se projeter en quelque sorte vers un avenir à conquérir. Si le vouloir est bien l'essence de la vie, alors ce vouloir est un vouloir sans fin ; le vouloir doit toujours vouloir, si bien que, comme le faisait remarquer Heidegger, l'expression « volonté de volonté » aurait suffit. Nietzsche lui-même déclarait que l'on « préférait vouloir le néant (en d'autres termes, l'anéantissement) plutôt que ne rien vouloir du tout. » Ainsi s'explique la « pensée de l'Éternel Retour du Même » : il s'agit de vouloir sans fin, de vouloir encore et toujours le même.
En quoi cette pensée de Nietzsche était-elle bien plus actuelle que lui-même a voulu peu modestement le croire ? En ce qu'elle a quelque chose de scientiste. La science, c'est l'explication de ce qui est par ce qui est ; c'est expliquer le visible par le visible, en niant, au moins le temps de l'épreuve scientifique, l'existence d'un éventuel invisible. Savoir si Darwin a inspiré Nietzsche ou non est au fond anecdotique. Ce qui est significatif, en revanche, c'est que la pensée de l'un et l'autre se soit imposée au même moment, avec des thèmes similaires. Le temps était mûr pour mettre le mode de saisissement de la nature de la science au centre de la pensée elle-même. Ce mode de saisissement de la science, c'est la méthode scientifique. Celle-ci est le déploiement d'un arsenal en vue de contraindre la nature à se révéler dans son entière vérité, laquelle étant fondée en tant que certitude grâce au doute du sujet pensant. Mais assujettir la vérité au doute du sujet pensant, c'est laisser celle-ci sous l'emprise de la volonté du sujet. Même tâcher d'écarter les croyances, les a priori etc. de l'élaboration du savoir consiste plus encore à laisser libre cours au déploiement d'une subjectivité qui n'est même plus conçue comme telle.
Nietzsche prétend dépasser les « arrière-mondes » de la métaphysique, c'est-à-dire l'invisible expliquant le visible, grâce à la théorie de la volonté de puissance. Mais ne fait-il pas là que penser contre la métaphysique, c'est-à-dire toujours en son sein ? Nietzsche voit dans l'idéalisme platonicien, qui détermine la vérité en fonction du bien, une mise en condition de la vérité qui dépend désormais de ce qui est subjectivement conçu comme étant le bien, ce qui est fort juste. Mais la théorie de la volonté de puissance ne place-t-elle pas plus encore, et plus immédiatement, le sujet comme déterminant la vérité ? L'idée selon laquelle la vie est volonté de puissance est déjà en soi une pétition de principe plus que douteuse et arbitraire. La conséquence en est la théorie des valeurs. Car si l'entier déploiement de la vie est volonté de puissance, alors tout ce que l'on nomme culture (les religions, les idées etc.) ne sont que la conséquence inconsciente de la volonté de puissance. En ce sens, la culture n'est qu'une affaire de valeurs. Une valeur, c'est, d'après Nietzsche, ce qui est valorisé par le sujet pensant afin de permettre le déploiement maximisé de sa volonté de puissance. Autant dire que les valeurs ne sont rien. Quant à la culture, elle ne serait-donc qu'une tromperie ayant pour but d'autoriser la domination des forts sur leurs congénères et, plus généralement, sur ce qui est. La culture, elle non plus, n'est donc rien.
Or, l'avènement de la métaphysique platonicienne, pour Nietzsche, n'est qu'une tentative des faibles de prendre le pouvoir sur les forts, en ce sens où elle impose un Bien absolument bon qui condamne sans réserve la domination des puissants. Les conséquences délétères d'une telle détermination inconditionnée du bien est fort bien décrite par Nietzsche, quoiqu'avec certains excès, dans ce qu'il appelle le nihilisme de la modernité. Mais donc, quelle est la cause de cette métaphysique platonicienne qui parviendrait à nier la volonté de puissance en tant que vérité absolue ? Cette métaphysique qui serait en même temps agie par la volonté de puissance en ce qu'elle est désir des faibles de dominer les forts ? La cause en est précisément, d'après Nietzsche, que les hommes n'avaient pas encore conscience de la volonté de puissance en tant que vérité absolue de l'étant : les cultures n'ont été, jusque-là, qu'une réalisation inconsciente de la volonté de puissance. Aussi faut-il, déclare Nietzsche, commencer par se connaître soi-même — comme Descartes, il place dans le sujet pensant, en ce qu'il est certain d'exister, le siège de la certitude tout court. Se connaître soi-même, c'est se découvrir comme étant agi par la volonté de puissance. C'est, donc, découvrir que les valeurs ne sont rien. Si la négation (ou l'ignorance) de la volonté de puissance comme force explicative de la nature est un nihilisme, en ce qu'elle nie la vérité de la vie, la prise de conscience de cette même volonté de puissance conduit elle aussi au nihilisme dans la mesure où l'on découvre que la vérité n'est rien de plus que le produit d'une valorisation subjective, et donc qu'elle n'est rien. L'entière prise de conscience de la volonté de puissance comme force agissante du monde permettra l'avènement du Sur-humain, c'est-à-dire d'une nouvelle et ultime époque historique où l'homme se sera enfin accompli dans sa propre vérité, et donc deviendra véritablement homme. Tel est le prêche dément d'Ainsi parlait Zarathoustra, probablement le livre où la pensée de Nietzsche se dévoile le plus dans sa profonde démesure.
Ce prêche, c'est celui du dernier âge de la modernité (au moins en ce sens où c'est le dernier à s'être manifesté jusqu'à présent, bien que l'on puisse espérer qu'il n'y en ait plus d'autres après lui). Ses conséquences sont on ne peut plus concrètes, bien que Nietzsche n'en soit bien entendu pas l'unique responsable — il en est, à tout le moins, le signe. Cette dernière modernité se manifeste par le libre-déploiement de la volonté subjective indépendamment de toute culture, celle-ci n'étant rien. La volonté comme unique déterminant de la vérité et de l'action a tour à tour été brandie par les fascistes, les nazis, les marxistes (de façon marginale, bien que la pensée de Hegel ne suppose pas grand-chose d'autre) et, maintenant, par les déconstructivistes libéraux qui entendent mettre la vie sociale sous l'emprise des désirs individuels les plus insensés, ce qui constitue également une forme d'agression. La dernière modernité est de ce fait essentiellement barbare. Cette barbarie est aussi bien à l'œuvre contre l'homme que contre la nature, si tant est que s'en prendre à l'un n'est pas aussi agresser l'autre. Les génocides, les bombardements de civils, la bombe atomique et autres actes de guerre niant sciemment toute loi de la guerre, ainsi que l'exploitation systématique des ressources, la destruction des habitats (civilisés comme naturels), la course technologique ou l'emprise absolue, dans une poigne ferme et sans relâche, de l'État et/ou du Marché sur la société et les individus sont autant de manifestations de la barbarie de la dernière modernité. L'Occident ne peut plus se targuer d'être civilisé ; ou à tout le moins est-il gouverné par des élites qui brandissent fièrement, et veulent l'imposer aux peuples qu'ils gouvernent, l'absence de culture comme condition nécessaire de réalisation de l'utopie qu'ils appellent de leurs vœux. La Chine est aussi un autre avatar de cette barbarie, plus inquiétant sans doute encore. Ce pays profondément déculturé, qui a assassiné ses élites spirituelles, artistiques et intellectuelles, n'est-il pas gouverné selon le mot de Deng Xiaoping, « qu'importe que le chat soit noir ou blanc, tant qu'il attrape les souris ? » Là plus qu'ailleurs se manifeste sans entraves la volonté de puissance en tant que vérité de l'étant : un arc tendu vers la domination sans bornes.
Néanmoins, il serait trop simple de considérer que ce qui a précédé Nietzsche valait mieux que lui. Comme l'a fait remarquer Heidegger, Nietzsche est plus exactement la réalisation de la philosophie telle qu'elle s'est bâtie depuis les présocratiques. Nietzsche annonce l'annihilation de la raison mais cette annihilation est le produit du rationalisme lui-même. Le rationalisme consiste en cet a priori selon lequel c'est par la raison, et non les sens, que la vérité peut être découverte (c'est-à-dire, pour faire simple, par des théories, des concepts, des théorèmes, généralement mathématiques). En ce que le rationalisme suppose de laisser la détermination de la vérité en tant que certitude à l'esprit qui pense, indépendamment de ce qui est pensé, il laisse ce dernier sous l'emprise de la subjectivité du sujet pensant. Nietzsche accomplit le processus jusqu'au bout : la vérité, conçue en termes de valeurs, n'est plus que ce que le sujet pense d'elle. L'opposition entre déraison et rationalisme n'est donc pas exactement l'enjeu de notre époque, comme on pourrait être spontanément porté à le croire, puisque cette déraison est très exactement le produit du rationalisme (la théorie du genre n'est, par exemple, qu'une suite continue de ratiocinations abusives sans prise avec la réalité). Il n'en demeure pas moins que la pensée de Nietzsche a aujourd'hui des conséquences profondes et désastreuses qui figurent au premier chef de ce que notre temps impose comme défis.