Une armée de mercenaires grecs est engagée par Cyrus pour détrôner son frère Artaxerxes. Mais bien vite, en raison de la mort de leur employeur, ils s retrouvent à traverser l’Asie Mineure pour fuir les troupes du roi de Perse, et rentrer chez eux. S’engage donc un long périple, en territoire ennemi, au cours duquel l’armée va devoir tantôt se battre, tantôt négocier, tant à travers le froid que la chaleur, à charge pour ses dirigeants de trouver la force de s’adapter à tout type de conditions, climatiques ou géographiques, matérielles (famine) ou humaines (divisions).
C’est que l’Anabase apparaît au moins autant comme l’histoire d’une armée que celle de ses chefs, car s’il est vrai que ce sont, passé l’assassinat des premiers chefs (je ne me rappelle plus si ceux-ci sont connus ou non), par des élections que les dirigeants sont investis de leurs fonctions, il ne faut pas oublier que ces choix résultent des actions et discours de ces meneurs. Cela deviendra flagrant lorsque la personnalité de Xénophon, demeurée une partie de l’aventure dans l’ombre, émerge, justement après l’assassinat des premiers chefs, pour occuper dans le récit une place de premier plan.
Ainsi, à travers le volet militaire du récit, on suit les batailles, l’élaboration des stratégies judicieusement adaptées aux circonstances. Mais ce volet est indissociable du volet politique de l’oeuvre, véritablement intéressant puisqu’il s’agit de suivre une armée qui constitue presque une Cité en elle-même ; tout ce qui lui manque, c’est un territoire, sur lequel il est d’ailleurs, à un moment donné, question de s’établir. Cet aspect politique, par conséquent, consistera à montrer de quelle manière Xénophon (principalement), a géré l’armée, au quotidien. C’est là que l’oeuvre prend une ampleur assez unique, étant donné que loin de toute considération manichéenne, Xénophon dresse le bilan d’une expédition sans fard, dans laquelle l’armée, pour survivre, doit se livrer au pillage, au mercenariat, nouer ou défère des alliances selon les nécessités.
Les chefs de cette armée démocratique tirent leur pouvoir de leur élection ; mais quand la flamme de leur autorité vacille, c’est par l’exemple, mais aussi par le discours, la raison, qu’ils la ravivent. Plus qu’un manuel du dirigeant, l’ouvrage est un recueil de discours desquels peut être extrait tout un ensemble de maximes à portée éthique, tant individuelle, Xenophon entendant montrer l’exemple par la vertu, que collective, car il entend justifier ses choix par la raison.
Et comme tout dirigeant, Xénophon doit composer avec les passions de ceux qu’il dirige, avec par exemple les violences qu’il exerçait sur ceux qui s’abandonnaient à l’inaction du désespoir. D’ailleurs, Xénophon devra rendre compte de ces violences, comme de l’ensemble de son gouvernement, car l’armée semble avoir le pouvoir, après avoir élu ses chefs, celui de juger leur bilan : à méditer… Pour les questions primordiales, c’est-à-dire quand le chef ne se sent pas assez de légitimité pour prendre seul cette décision, il fallait les soumettre directement à l’armée, par le plébiscite, chacun, de plus, pouvant discuter, comme dans une assemble, des mesures à prendre. Mais parfois, le chef, impuissant, n’a pas la force de freiner les vices de ses hommes : les passions collectives deviennent si fortes que la raison elle-même ne peut plus ramener l’armée dans le droit chemin, celui de sa survie. Plusieurs exemples :
- les chefs, à un moment, ne peuvent empêcher les peltastes de se lancer en avant du reste de l’armée, en compagnie de leurs alliés barbares, pour faire du butin : ils sont en grande partie tués.
- à Byzance, une partie de l’armée souhaite piller la ville ; s’y livrer, c’eût été provoquer sinon la perte, du moins l’opprobre de celle-ci auprès de toutes les cités grecques, ce qui pose le problème de l’accueil au retour…
- à un moment, les Lacédémoniens souhaitent faire sécession. ; l’armée est divisée en trois, puis réunie, après pertes et humiliations militaires ; suite à cela, Xénophon parvient à faire adopter, par plébiscite, la peine de mort pour tout sécessionniste.
On le voit, à chaque fois, ce sont des intérêts privés et contraires à l’intérêt général de l’armée qui la mettent en danger.
Avec le dernier exemple, on constate d’ailleurs que les Grecs, s’ils semblent être soudés par une identité civilisationnelle commune, voyaient parfois des particularismes locaux venir fragiliser cette cohésion. C’était un autre enjeu pour le chef, que de parvenir à maintenir une unité permanente.
Diriger cette armée, c’était en gérer les éléments internes, mais aussi organiser les relatons avec l’extérieur. Si l’armée a pu être divisée, ses membres conservaient toutefois l’assurance de leur unité face aux barbares. Mais s’il est plus facile aux mercenaires de piller les populations barbares que les populations hellénisées, est-ce grâce au sentiment d’identité commune avec ces grecs d’Orient ? Ou par souci de préserver leur réputation chez eux ? Rappelons que les soldats ont voulu faire du butin à Byzance.
Le barbare, s’il est étranger, peut être digne de respect. Ainsi, Xénophon nous peint un portrait élogieux de Cyrus, et laisse entendre que nombreux sont ceux qui dans l’armée, ont pris part à l’expédition en raison des qualités du Perse. Malgré le respect, l’étranger reste autre, différent. Cette différence est l’occasion pour Xénophon de décrire, peu mais de manière intéressante, ces différences de culture. Par exemple, par contraste avec l’égalité démocratique de tous les membres de l’armée, les Perses, eux, s’ils ne sont pas le roi, semblent en être les esclaves, égaux, sous lui, dans la servitude, indifféremment de leur rang (quand Cyrus ordonne à ses riches compagnons de pousser un chariot dans la boue). Je sais que Cyrus n’était pas roi, mais il commandait son armée en tant que tel, ayant la prétention de le devenir.
Dans le domaine des relations de l’armée avec les puissances extérieures, les différents discours offrent, là encore, un éclairage intéressant sur la manière de mener une politique extérieure.
En conclusion, on a avec l’Anabase le récit, toujours intéressant, d’une république en marche (mais celle-ci sait courir), de ses combats, et de la manière dont elle se gouverne.
L’oeuvre s’achevant sur une pointe de mélancolie, alors que Xénophon quitte l’armée, me semble-t-il, un peu brouillé avec elle (je ne sais plus si effectivement, il est brouillé avec elle), et sous la menace d’une mise à mort, celle-ci, sans avoir pu revenir en Grèce, embarque pour une nouvelle expédition.