Remarque liminaire : ces quelques lignes dévoilent le contenu du récit et s'adressent en conséquence à ceux qui auront lu l'œuvre.
Le premier cadre de l'action m'est fascinant : Yourcenar prend plaisir à brosser la vie pétrarquisante de ce qu'a pu être la Naples de la fin de la Renaissance, sous la houlette sévère du Roi catholique. Nimbée de lumière crue, de chaleur suffocante et de larmes sourdes, l'atmosphère est silencieuse, ouatée, déjà presque religieuse. Le lecteur est nourri d'implicites, les dialogues sont quasi-inexistants, formant le choix d'écriture majeur de la romancière. Et quel plaisir surtout de ne jamais trouver le mot tabou dans ces lignes, de n'y jamais lire l'expression "amours incestueuses" qui aurait entaché des personnages statuaires. Tout se joue dans le clair-obscur et des regards, et des silences, et de rarissimes périphrases ambiguës.
Donna Anna, la sœur aînée et son frère don Miguel, 19 ans, s'aiment d'un amour passionnel, jamais avoué, pris par le Theatrum Mundi et le devoir, tiraillés par l'honneur et la foi. Leur mère, la toute première, avait compris et admis depuis toujours la confusion de leurs sentiments, elle dont "l'enfance avait été nourrie à Urbin, dans la plus raffinée des sociétés polies, au milieu des manuscrits antiques, des conversations doctes et des violes d'amour", elle qui médite en lisant Le Banquet...
Le temps s'arrête ; certes les jours et les années passent, mais le temps s'arrête car il n'y aura pas de lendemain pour cette humanité. Les personnages, parce qu'ils se savent sans avenir, se sacrifient ; pour Miguel ce sera rapide, pour Anna, ce sera un calvaire jusqu'à Bruxelles, Paris, la Picardie et finalement le couvent de Douai, où sa mort -presque sale- brise son image de Madone.
Le second choix de Yourcenar, c'est l'impossible consolation. Aucun personnage n'échappera à cette fatalité, absolument aucun, pas même le marquis de La Cerna, leur père, ou l'insipide mari d'Anna. La vie ? c'est ici pêle-mêle le Tombeau des regrets, le Miserere d'Allegri, un titre de nouvelle forgé sur une épitaphe. Si "Tout ce qui est beau s'éclaire de Dieu", déclarait Valentina de La Cerna, l'existence demeure une douloureuse épreuve, un Carmel, ou une Vanité pour chaque personnage.
Le dernier choix d'écriture de Yourcenar, l'un de mes préférés, est le fait que le récit s'étiole comme une peau de chagrin. Rien de bon pour ces créatures, seule la mort désirable les libère. Les personnages disparaissent ainsi les uns après les autres, la Renaissance est morte, leurs espoirs, leurs enfants, leurs joies aussi. Les paragraphes n'ont plus la langueur estivale du début du récit, quelques conclusions grises et "impressionnistes" suffisent à boucler cette belle œuvre de jeunesse.
Et 30 ans après ma première lecture, j'ai eu plaisir à y retrouver ce que j'adule chez Yourcenar.