Aux fondements de l'orthodoxie sunnite est un ouvrage de Yadh Ben Achour paru en 2008, soit avant le Printemps arabe. Yadh Ben Achour est un professeur tunisien en droit public et philosophie du droit, spécialiste des théories politiques islamiques. Il développe dans ce livre une étude de l’orthodoxie sunnite, en croisant les enseignements de l’histoire et du droit, mais aussi de la théologie et de l’éthique.


Étape essentielle à l’analyse de l’ouvrage, la compréhension de ce qu’est l’orthodoxie dans le contexte du sunnisme est donnée dans le premier chapitre. L’orthodoxie est constituée par le « point de convergence » d’une classe de penseurs (théologiens, pouvoir politique, qu’illustre parfaitement l’exemple des Almohades) et la volonté du peuple des croyants. L’orthodoxie est ainsi issue d’une situation de domination politique, prenant corps autour d’écoles de droit presque officielles, que l’auteur résume par la formule « un pouvoir, une majorité ».
Par ailleurs, et comme pour appuyer l’importance de son ouvrage, Yadh Ben Achour rappelle que l’islam fondamentaliste d’aujourd’hui n’est pas inédit, mais s’inscrit dans la littérature « théologico-politique classique » sunnite. D’où une tendance de l’auteur à se focaliser sur « les idées, les écrits, les traités ». Il rappelle néanmoins l’importance d’une orthodoxie de masse « qui n’écrit pas », présentée comme une « faiblesse majeure » de l’islam sunnite. Pourtant, l’auteur se garde de décrire les musulmans sunnites comme traversés par une forme de quiétude politique. Au contraire, l’auteur explore l’idée d’un « individualisme ontologique » de l’esprit sunnite, dérivé du Coran.
Dans un second temps, l’auteur s’intéresse aux implications contemporaines des influences théologiques et politiques analysées dans l’ouvrage. S’intéressant à l’application contemporaine des droits de l’homme, il étudie les tensions entre ouverture des États à la « vision moderne » et respect du système presque naturaliste posé par l’orthodoxie sunnite.
Yadh Ben Achour développe donc ici deux thèses principales. La première revient à affirmer l’importance de l’orthodoxie sunnite dans la compréhension des univers mentaux s’imposant aux États arabo-musulmans. L’islam des fondamentalismes ne serait pas, selon l’auteur, opposé à l’islam de tout un chacun, à l’orthodoxie de masse. La seconde, pessimiste, postule et encourage un avenir occidental de l’islam.


Cet ouvrage occupe une position intéressante dans l’historiographie. Il se démarque d’abord des autres ouvrages consacrés à la question de l’islam dans sa relation avec des concepts occidentaux, par son point de vue très critique envers les sociétés arabo-musulmanes d’aujourd’hui.
Antérieur au Printemps arabe qui a témoigné des capacités de dynamisme animant le monde arabo-musulman, le livre n’a pu analyser ce renouveau qui, pourtant, constituait le cœur de l’argumentaire de l’auteur. Niant la quiétude politique que certains penseraient consubstantielle à l’islam, Yadh Ben Achour postulait néanmoins un avenir occidental à l’islam et restait pessimiste sur les possibilités de mouvement en interne. De ce fait, les événements récents viennent contredire, sinon la pertinence du propos de l’auteur, du moins la portée de ses enseignements pessimistes – cela, en gardant à l’esprit que le Printemps arabe ne constitue pas en soi un renouveau de l’islam.
Par ailleurs, il est difficile d’inscrire l’auteur dans un courant historiographique particulier, tant l’ouvrage se compose d’influences riches et multiples, de la tradition savante islamique à la philosophie classique européenne. Yadh Ben Achour donne le sentiment d’entreprendre une œuvre d’éducation destinée aux lecteurs occidentaux. C’est ainsi qu’il s’adresse dans le chapitre 3 au lecteur français, lui proposant des pistes bibliographiques pour mieux comprendre les croyances populaires du paradis, ou cassant certains mythes orientalistes.


La principale limite de cet ouvrage réside probablement dans son incapacité à allier à l’étude théologique et historique de l’orthodoxie sunnite une étude sociologique véritable. Cette limite donne en effet lieu à des considérations très lourdes que l’auteur ne peut justifier : « pour l’immense majorité des musulmans, l’Occident ne peut être l’ami ». De la même façon, l’auteur ne prend pas le temps de définir voire de déconstruire l’idée de masse, qu’il utilise allègrement pour fonder sa thèse de l’orthodoxie de masse sans la rapporter aux contextes sociaux spécifiques dans laquelle elle s’exprime.
Nous pourrons également déplorer une tendance à la personnification du sunnisme, le présentant comme un bloc monolithique agissant avec une rationalité propre : « le sunnisme est dépassé par les monstres qu’il a involontairement enfantés ».
Il serait intéressant de profiter des enseignements de cet ouvrage et de ses limites pour entreprendre une recherche sociologique plus profonde sur l’idée d’orthodoxie de masse. Il faudrait par exemple étudier comment cette idée résiste aujourd’hui aux contextes sociaux particuliers et à l’épreuve d’une analyse non-plus fondée sur la théologie et l’histoire, mais sur l’enquête sociologique.


Malgré ces travers, cet ouvrage reste très riche en enseignements. La mise en lumière de l’orthodoxie de masse notamment et de l’importance du peuple sur la structuration du politique est très intéressante, bien que contestable. D’autres auteurs, comme Gilles Kepel dans Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme ont en effet pu montrer que, au sortir de la colonisation, d’autres doctrines ont imprégné la pensée du peuple (marxisme, nationalisme), et qu’il a fallu un intense effort aux mouvements islamistes (services sociaux, prêches) pour remettre la question du respect du dogme sunnite à l’agenda politique .
Enfin, cet ouvrage permet une compréhension très fine des fondements théologiques, historiques et juridiques de l’orthodoxie sunnite. Son intérêt réside notamment dans sa capacité à rendre compte des multiples processus de formation d’une orthodoxie.


Yadh Ben Achour prédit donc un « avenir occidental » à l’islam, appelant de ses vœux une hijra de l’umma vers de nouvelles terres, plus propices à une évolution réformiste de la pensée islamique. Le risque d’une telle lecture est, d’abord, qu’il risque d’étouffer les efforts d’intellectuels arabes allant en ce sens. Au-delà, à trop voir dans les « masses » musulmanes des réservoirs importants de rigorisme et d’orthodoxie, l’ouvrage confie uniquement la résolution des contradictions qu’il identifie à une caste éclairée. C’est sans doute cet oubli de la capacité de mouvement de la société dans son ensemble - illustrée par le Printemps arabe – qui rend la portée du propos de Yadh Ben Achour fortement limitée. À tout cela s’ajoute, enfin, la croyance naïve et dangereuse que la solution pourrait venir de l’occident.
Ce livre est donc un ouvrage fortement ancré socialement. Il est celui d’une élite dont l’érudition ne peut sauver un mépris de classe et un pessimisme qui, appliqués à un tel sujet, ne peuvent aboutir qu’à des conclusions absurdes.

Tarly
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le 4 oct. 2017

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