Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/01/beren-et-luthien-de-j.r.r.tolkien.html


La mauvaise note concerne cette édition française précisément.


UN VIEUX ET ÉMOUVANT PROJET


Ces dernières années, Christopher Tolkien, qui est à son père J.R.R. Tolkien tout ce que Brian Herbert n’est pas à Frank Herbert, a complété ses colossales éditions de l’Histoire de la Terre du Milieu (dont on aimerait bien que la suite paraisse en français, nous n’en sommes qu’au cinquième volume, avec La Route perdue…) par la publication de textes ne faisant pas partie du légendaire tolkiénien, mais témoignant des influences de l’auteur au travail, entre sagas norroises et variations arthuriennes. Beren et Lúthien, par contre, est un retour à la matière de la Terre du Milieu, délaissée depuis une dizaine d’années – et probablement l’ultime ? Christopher Tolkien n’en fait pas mystère : âgé de 93 ans, il suppose qu’il s’agira très probablement là de « son » dernier livre…


Et sans doute fallait-il que ce soit celui-ci précisément ? Le projet de consacrer un livre à l’histoire de Beren et Lúthien remonte à trente-six ans de cela (tout de même), peu après la publication du Silmarillion, et avant de se lancer dans l’immense chantier de l’Histoire de la Terre du Milieu, que Christopher Tolkien envisageait alors comme un document de travail, en tant que tel impubliable. Mais le fils savait l’importance que le père accordait à ce conte – peut-être même à ses yeux la clef de toute l’histoire du Premier Âge, mais connu alors des lecteurs seulement via de brèves allusions dans Le Seigneur des Anneaux (tournant notamment autour du couple formé par Aragorn et Arwen, clairement une réminiscence de Beren et Lúthien) et des éléments certes un peu plus développés dans Le Silmarillion, bien loin cependant de l’ampleur attendue pour un élément aussi fondamental…


Or, oui, l’histoire était cruciale pour J.R.R. Tolkien – elle lui tenait d’autant plus à cœur qu’elle entretenait une relation marquée avec des événements de sa propre vie ; notamment une scène constamment rappelée de sa convalescence de la maladie des tranchées, en 1917, quand son épouse Edith a dansé pour lui dans une clairière envahie de ciguës… C’est elle, Lúthien.


Et Lúthien, c’est l’héroïne tolkiénienne ultime – les mauvaises langues diraient que c’est la seule… Je ne le crois pas pour ma part (ou du moins est-ce incomparable avec, disons, l’œuvre d’un Lovecraft, dont les femmes sont tout bonnement absentes) : dans Le Seigneur des Anneaux, même si l’on rejette Galadriel (un très beau et très complexe personnage par ailleurs) du fait de son caractère peu ou prou divin à ce stade de l’histoire de la Terre du Milieu, ou Arwen, même avec ce qu’elle a de réminiscence de Lúthien, justement, parce qu’elle ferait un peu trop tapisserie, reste d’autres beaux personnages féminins, certes bien plus rares que les masculins, mais une Eowyn vaut bien un Aragorn en ce qui me concerne. Les âges antérieurs n’en sont par ailleurs pas dépourvus, sur des modes éventuellement très divers – pensons, par exemple, à Erendis, l’épouse d’Aldarion, dans les Contes et légendes inachevés. À vrai dire, durant le Premier Âge, la propre mère de Lúthien, Melian, brille d’un charisme qui lui est propre – même si, pour le coup, elle a un caractère divin très concret, et non seulement métaphorique, comme en ce qui concerne Galadriel ; quant à Nienor, sœur et épouse de Túrin Turambar, elle a pour elle d’être douloureusement tragique.


Mais Lúthien, certes, c’est encore autre chose… Le titre de l’ouvrage, qui est aussi le titre que l’on emploie le plus souvent pour désigner la légende, associe deux personnages, le couple formé par un homme et une femme, dans cet ordre. Toutefois, le premier état de la légende, le « Conte de Tinúviel », ne met ainsi en avant que le seul nom de l’héroïne (ou plus exactement le surnom qui lui a été conféré par Beren), et je crois que cela a son importance. Dans tous ces récits, très divers, sans doute Lúthien n’a-t-elle rien d’une combattante (laissez de côté vos mauvais fantasmes à base de bikini de maille), mais elle est en même temps celle dont le comportement est véritablement, pleinement héroïque : Beren pourrait n’être qu’un impulsif un peu sot et sans doute bien trop orgueilleux, mais pas Lúthien, qui est le personnage de toutes les audaces, et dont le sacrifice n’a rien d’une navrante subordination ménagère, mais témoigne du plus libre et assuré des choix, comme acte de volonté ultime.


Tolkien y attachait une immense importance – et y associait donc son épouse Edith. Ceci, depuis 1917 – mais il l’a fait jusqu’au bout : quand Edith meurt, en 1971, Tolkien fait inscrire le surnom de « Lúthien » sur sa tombe ; quand il meurt à son tour, deux ans plus tard, et rejoint son épouse dans le même caveau, les enfants Tolkien le qualifient à son tour de « Beren »… L’histoire, dès lors, ne compte pas qu’aux yeux du célèbre auteur – mais tout autant aux yeux de son fils Christopher. Rien d’étonnant, finalement, à ce choix de revenir en dernier recours au vieux projet consistant à livrer un ouvrage intitulé Beren et Lúthien, soit l’ultime hommage à ses deux parents.


RIEN D’INÉDIT


Mais il ne faut pas se méprendre sur ce que ce livre contient à proprement parler – il le faut d’autant moins que la presse a raconté un peu n’importe quoi à ce propos…


Et tout d’abord, l’essentiel : il ne s’agit pas d’un « inédit » de Tolkien. Pas du tout. Il s’agit d’une compilation de textes pas le moins du monde inédits, et d’ailleurs en français comme en anglais, puisque la quasi-totalité de ce que l’on peut lire ici figurait dans les cinq tomes traduits de l’Histoire de la Terre du Milieu, essentiellement le deuxième tome du Livre des Contes perdus et Les Lais du Beleriand. Un lecteur qui s’en serait tenu aux romans de Hobbits y trouverait donc éventuellement du neuf, mais il serait bien le seul dans ce cas.


Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus d’un projet comparable à celui des Enfants de Húrin, il y a dix ans de cela, soit la dernière publication anglaise rattachée au Légendaire ; or la tentation était grande de faire cette comparaison, car ce volume, en fin de compte, racontait « l’autre » grand mythe du Premier Âge sur lequel Tolkien est très souvent revenu… Seulement voilà : sur la base de textes amplement développés, Les Enfants de Húrin avait pour fonction de livrer au lecteur un texte continu narrant la légende de Túrin Turambar, etc. Et c’était la grande réussite de cet ouvrage que d’avoir apporté au lecteur craignant un peu de s’aventurer dans Le Silmarillion ou, à plus forte raison, dans l’Histoire de la Terre du Milieu, un récit suivi, parfaitement lisible sans outrance de commentaires et de notes, et, par ailleurs, une magnifique, poignante et puissante saga qui vaut bien Le Seigneur des Anneaux en matière de souffle épique. Beren et Lúthien n’est pas du tout du même ordre : ce volume ne livre nullement un récit continu – pour la bonne et simple raison que ce récit continu n’existe pas… Certes, il y a la base du « Conte de Tinúviel », dans Le Livre des Contes perdus, mais le récit a considérablement évolué par la suite – surtout en vers, toutefois, avec le Lai de Leithian, issu des Lais du Beleriand : en prose, nous n’avons alors que des synthèses ou résumés, pour l’essentiel… Tout cela ne permet donc pas une lecture continue, qui n’est pas du tout l’objet de cette compilation – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : une compilation, centrée sur les variations d’une même histoire.


Il s’agit donc bien plutôt d’avancer au fil des versions pour voir comment la matière évolue, passant d’un texte à l’autre en fonction des nécessités de la compréhension – ce qui a son corollaire : le Lai de Leithian lui-même n’est ici pas en continu, et il n’y est même pas en version intégrale, puisque les chants considérés comme de simples redites par rapport au « Conte de Tinúviel » ont été délibérément abandonnés… Approche pour le coup assez étrange.


Et qui traduit une difficulté essentielle de ce petit volume ? Il est un peu « le cul entre deux chaises »… au risque de ne satisfaire personne ? Les amateurs des seuls romans de Hobbits risquent d’être rebutés par ce format, par la langue employée dans ces versions très archaïques, et par la densité des commentaires, qui apparaîtront pourtant très limités aux yeux des exégètes habitués aux précédents volumes consacrés au Légendaire ; lesdits exégètes n’y trouveront par ailleurs rien d’inédit, et pourront hausser le sourcil, perplexes, devant certains choix éditoriaux qui peuvent sembler un tantinet paradoxaux, dont des césures plus ou moins justifiables, un appareil scientifique limité… et  un texte français passablement douloureux.


L’intention de Christopher Tolkien était bien légitime, et « bonne » si l’on ose dire, mais le résultat s’avère plus ou moins convaincant…


Et, pauvres de nous, en français, il nous faut rajouter un très fâcheux écueil de cette publication : une traduction qui pique et pas qu’un peu… Car ce sont les traductions existantes qui ont été reprises, pour l’essentiel, même si Daniel Lauzon a complété par-ci par-là, peut-être aussi passé un coup de chiffon à l’occasion dans un souci de cohérence – mais clairement pas assez… Le lecteur français retrouvera donc ici, pour son plus grand plaisir (…), la traduction, issue du Livre des contes perdus, du « Conte de Tinúviel » par Adam Tolkien, le petit-fils du romancier, peut-être pas son meilleur passeur dans la langue de Bernard Werber, et celle du Lai de Leithian par Elen Riot – or cette dernière tout particulièrement s’avère, disons-le, insupportable, d’autant que nous n’avons pas cette fois, comme dans Les Lais du Beleriand, le texte anglais sous les yeux pour comparer et souffler un peu… J’y reviendrai après coup.


LA BASE : LE CONTE DE TINÚVIEL


Réduit à sa plus simple expression, dont Le Seigneur des Anneaux fournit quelques échos, le conte de Beren et Lúthien narre les amours héroïques de l’homme Beren et de l’elfe Lúthien, et comment le couple impossible a réussi l’impensable en ôtant un Silmaril de la couronne de Morgoth (ce qui serait déterminant pour les événements marquant la fin du Premier Âge), puis comment Lúthien a obtenu de Mandos que Beren, ayant succombé à ses blessures, revienne parmi les vivants, au prix de sa propre immortalité. Une histoire aussi épique que poignante, qui revient sans cesse dans l’imaginaire tolkiénien. Mais cette histoire, tout en conservant du début à la fin certains aspects fondamentaux, a considérablement évolué au fur et à mesure que Tolkien approfondissait son Légendaire, pour lui donner une ampleur et une densité sans commune mesure.


Le « Conte de Tinúviel », figurant dans Le Livre des Contes perdus, est le plus vieil état de cette histoire dont nous disposions – mais il semblerait qu’il en ait existé un autre encore antérieur, définitivement perdu. L’histoire contient déjà bien des éléments qui seront toujours repris par la suite, elle constitue la base sur laquelle Tolkien brodera, mais ce qui saute le plus aux yeux, ce sont les divergences.


Une, tout particulièrement, s’avère très étonnante, parce que, à nos yeux de lecteurs bien postérieurs, elle paraît contrevenir au principe essentiel même de la légende, à savoir le fait que le couple constitué par Beren et Lúthien, alors, n’unit pas un homme et une elfe, mais deux elfes, même de « race » différente (Beren étant un Noldo – ou plus exactement un Gnome, nom qu’emploie alors Tolkien et qu’il délaissera par la suite, ouf) ; peut-être faut-il en déduire que l’essentiel est en fait ailleurs ?


Autre différence pour le moins étonnante, dans la forme comme dans le fond, quand il s’agit de mettre en scène la captivité de Beren dans les tréfonds de la demeure d’un serviteur de Morgoth. Ce sbire, originellement… est un chat ! Et le ton des échanges est dès lors assez… particulier, avec quelque chose d’enfantin éventuellement – débouchant sur l’image saugrenue d’un Beren contraint de chasser les souris pour faire la démonstration de sa valeur ! Dans l’éternel débat (ô combien pertinent) opposant amis des chiens et amis des chats, Tolkien avait choisi son camp – et ce n’était pas celui de son contemporain Lovecraft :


[...] c'est pourquoi il [Melko] donna maintenant des ordres pour que Beren fût asservi à Tevildo Prince des Chats. Or Tevildo était un chat puissant – le plus puissant de tous – et possédé par un esprit maléfique, comme le disent certains, et il était constamment dans la suite de Melko ; et ce chat était suzerain de tous les chats, et lui et ses sujets étaient les chasseurs et les preneurs de viande de la table de Melko et de ses nombreux festins. C'est pourquoi il y a encore de la haine entre les Elfes et tous les chats, même maintenant que Melko ne règne plus, et que ses bêtes ne tiennent plus qu'une petite place.


Quand donc Beren fut emmené vers les palais de Tevildo, et ceux-ci n'étaient pas si distants de la place du trône de Melko, il fut grandement effrayé, car il n'avait pas prévu que les événements prendraient une telle tournure, et ces palais étaient mal éclairés et étaient emplis de grognements, et de ronronnements monstrueux dans l'obscurité.


Tout autour brillaient des yeux de chats qui luisaient comme des lanternes vertes ou bien rouges ou jaunes là où les seigneurs de Tevildo étaient assis à agiter et à fouetter leurs magnifiques queues, mais Tevildo lui-même siégeait à leur tête et c'était un chat très puissant, noir comme charbon et maléfique à voir. Ses yeux étaient longs et très étroits et bridés, et ils luisaient et de rouge et de vert, mais ses grandes moustaches grises étaient aussi épaisses et acérées que des aiguilles. Son ronronnement était comme un roulement de tambours et son grognement comme le tonnerre, et quand il hurlait de colère ce hurlement glaçait le sang, et en vérité les petits animaux ou bien les oiseaux se figeaient comme de la pierre ou bien s'effondraient souvent sans vie au son de celui-ci. Or Tevildo, voyant Beren, plissa les yeux jusqu'à ce qu'ils semblassent clos, et il dit : « Je sens le chien », et Beren lui déplut à partir de ce moment. Or Beren avait aimé les chiens dans sa demeure sauvage.


Mais justement : ce choix d’un vilain félin donne un tout autre sens à l’apparition dans le récit du chien Huan – qui est alors un limier de poids sans doute, mais pas le moins du monde lié aux fils de Fëanor : ceci n’apparaîtra que par la suite, quand Tolkien rendra son conte originel plus complexe en l’insérant dans une véritable géopolitique du Beleriand.


Bizarrement ou pas, Huan restera, donc – mais pas Tevildo, qui sera remplacé dans les versions ultérieures par Thû, nécromancien et seigneur des loups-garous (certes une autre manière de justifier le maintien du chien Huan), que l’on appellerait ultérieurement… Sauron ; d’où un lien avec les événements du Troisième Âge, et notamment de la Guerre de l’Anneau, qui n’est pas si fréquent dans le Légendaire focalisé sur le Premier Âge.


Les divergences sont nombreuses par la suite également, et la scène impliquant Mandos sonne forcément différemment, mais, d’une certaine manière, Tolkien ne reviendra jamais par la suite à quelque chose d’aussi achevé – les ultimes scènes, incluant les morts de Carcharoth et de Beren, sont souvent voire systématiquement manquantes, j’ai l’impression ; et, par ailleurs, on ne sait guère ce qu’il en est du couple des « morts-vivants » revenus des cavernes de Mandos – ce qu’un autre récit éclaire cependant, « Le Nauglafring », un autre extrait du Livre des Contes perdus, repris plus loin dans ce volume, et qu’il faut compléter par les événements liés au voyage d’Eärendil, dont la version qui nous est donnée ici, et qui conclut peu ou prou le volume, est extraite du Silmarillion.


VARIATIONS


Mais, par la suite, Tolkien, à son habitude, est revenu sans cesse sur ce qu’il avait écrit, en modifiant son récit initial et en lui donnant davantage d’ampleur, ceci notamment en l’insérant dans un ensemble plus vaste et cohérent, constituant le Légendaire à proprement parler. Le « Conte de Tinúviel » originel, ainsi, connaîtra nombre de variations, essentiellement en vers, avec le Lai de Leithian issu des Lais du Beleriand, mais aussi en prose, toutefois davantage dans ce cas au fil de textes autrement resserrés, notices, résumés et synthèses associés aux divers états du Silmarillion. Cette édition entrecoupe les chants du Lai de Leithian (ceux conservés, du moins) par ces différents textes en prose plus brefs. Comme dit à l’instant, il faut y ajouter, en fin de volume, quelques autres textes en prose liés au conte de Beren et Lúthien, mais plus indirectement – et enfin, quelques versions révisées du Lai de Leithian.


Sans rentrer dans les détails, plusieurs de ces variations doivent cependant être évoquées – en fait, deux l’ont déjà été, d’une certaine manière… La première, bien sûr, c’est que Beren est maintenant un homme, et non plus un elfe. C’est un changement crucial, qui bouleverse le sens et la portée du « Conte de Tinúviel », à tous points de vue : le mépris moqueur de Thingol, le père de Lúthien, pour l’insolente créature qui ose réclamer sa main résonne différemment. Mais plus encore, sans doute, l’inconcevable acte de foi de Lúthien gagnant les cavernes de Mandos pour en ramener feu son amant : elle contrevient ainsi au don d’Eru Ilúvatar Lui-Même, à ce grand mystère de l’éphémère qui distingue les elfes et les hommes, et, ce faisant, elle devient elle-même mortelle !


Autre changement crucial : le remplacement du pittoresque Tevildo Prince des Chats par un Thû (Sauron) bien autrement inquiétant, le nécromancien maître des loups-garous donnant au récit une coloration autrement plus sombre et violente, sinon cruelle… Le « Conte de Tinúviel » pouvait avoir quelque chose de léger et même enfantin à l’occasion, ce n’est clairement plus le cas ici – toutes choses égales par ailleurs, nous passons du Hobbit au Seigneur des Anneaux.


Mais il est au moins un autre changement fondamental à mettre en avant : l’insertion de la geste de Beren et Lúthien dans un contexte géopolitique du Beleriand autrement complexe que dans le premier état du conte, à mesure que le Légendaire devient à la fois plus ample et plus précis. L’ascendance humaine de Beren y a d’ailleurs sa part, car son père Barahir (clairement identifié cette fois) est lié à l’elfe Finrod Felagund, le seigneur de Nargothrond, et est dès lors autrement impliqué dans le combat contre Morgoth – noter au passage que l’alliance entre les deux chefs est matérialisée par le don de ce que l’on appellera désormais l’anneau (eh) de Barahir, trésor sacré des hommes dont héritera en son temps un certain Aragorn… L’histoire commence ainsi avant la venue de Beren en Doriath, et, par la suite, elle opèrera un détour non négligeable par Nargothrond ; plus tard encore, cela débouchera sur l’intervention de Finrod Felagund en faveur de Beren et de sa quête du Silmaril, qui s’achèvera en ce qui le concerne par sa mort au combat quand il se jettera contre un loup de Thû qui allait emporter son ami humain. Le ton est dès lors incomparablement plus épique.


Le thème de Nargothrond va cependant bien au-delà, car il témoigne aussi d’un autre aspect essentiel du Premier Âge, la base même du Silmarillion, soit le serment de Fëanor et de ses fils de récupérer les Silmarils volés par Morgoth, et ce à n’importe quel prix – y compris celui de la mort de leurs semblables. La quête de Beren portant bien sur la récupération d’un Silmaril, les fils de Fëanor s’y intéressent, et multiplieront les vilenies dans cette cruelle affaire… Rappelons au passage qu’un personnage bien plus sympathique leur est pourtant lié, alors : le chien Huan, qui joue toujours un rôle important dans cette histoire.


La trame devient ainsi toujours plus complexe, car partie intégrante d’un ensemble plus vaste, que l’auteur tente d’élaborer avec une cohérence de tous les instants – au point de ne jamais parvenir à obtenir une version publiable. Le souhait de toute une vie, pourtant – et tout particulièrement en ce qui concerne la légende centrale de Beren et Lúthien.


L’ÉCUEIL DE LA TRADUCTION, OU COMMENT PLOMBER UN SUPERBE MYTHE


Même sans récit continu, même sans véritablement quoi que ce soit d’inédit, Beren et Lúthien demeure un mythe magnifique, et ce livre une entreprise qui fait sens, même si « le cul entre deux chaises », en proposant au lecteur une autre manière d’aborder le corpus légendaire de l’auteur au travail. D’aucuns ricaneront sans doute, très bien pour eux – quant à moi, cela m’intéresse, a priori.


Ceci, dans l’absolu. Hélas, en français, c’est tout autre chose… Et en définitive un livre que je ne saurais conseiller à qui que ce soit – car je l’ai trouvé peu ou prou illisible. C’est la traduction qui est avant tout problématique, en effet.


Entendons-nous bien : traduire Tolkien, à l’évidence, est périlleux. Traduire ce Tolkien plus particulièrement, avec son style délibérément perclus d’archaïsmes dans la prose du Livre des Contes perdus, et sa poésie lyrique pour ce qui est des Lais du Beleriand, relève du défi, sinon de l’impossibilité pure et simple. Hélas, le résultat est tout sauf convaincant… et parfois bien pire que cela.


Et d’autant plus que cela passe, ici, par le fait de conserver et reprendre peu ou prou telles quelles des traductions foncièrement défaillantes. Beren et Lúthien, je crois, aurait dû être l’occasion d’une révision complète de la traduction, adaptée à ce contexte de publication. Il est fâcheux que Daniel Lauzon ne soit véritablement intervenu que pour quelques fragments en prose çà et là, outre les commentaires de Christopher Tolkien, et que l’éditeur se soit autrement contenté de reproduire la traduction du Livre des Contes perdus par Adam Tolkien, et (surtout ?) celle des Lais du Beleriand par Elen Riot…


Adam Tolkien, petit-fils de l’auteur, avait donc en son temps (en 1995, plus précisément), livré la traduction française du Livre des Contes perdus, comprenant, dans son deuxième tome, le « Conte de Tinúviel ». La tâche était assurément ardue, mais je ne crois pas qu’Adam Tolkien ait été vraiment à la hauteur, dans la mesure où son rendu en français des archaïsmes foisonnants dans le texte anglais sonne… faux. Et maladroit. Certains traits sont tout particulièrement sensibles, ici, et je suppose que l’extrait donné plus haut en donne une illustration éloquente – par exemple l’abus des « maintenant », d’autant plus douloureux en français qu’il s’inscrit dans un texte le plus souvent au passé, mais de toute façon guère respectueux de la concordance des temps. Certaines expressions ont par ailleurs quelque chose de calques un peu poussifs, la syntaxe est plus qu’à son tour malmenée, ce genre de choses. Le résultat était un texte particulièrement ardu (beaucoup trop pour le collégien que j’étais à l’époque, il m’a fallu m’y reprendre à trois fois…), de nature à décourager le lecteur même passionné par le fond des histoires, en lui faisant régulièrement saigner les yeux comme les oreilles. Il fallait rendre l’archaïsme du texte original, c’est indéniable, et peut-être le traducteur a-t-il fait le choix de la précision plutôt que de l’élégance, ou de la source plutôt que de la cible… Mais les choix retenus m’ont bien davantage fait l’effet d’être plus lourds et maladroits que véritablement pertinents. Dimension toujours sensible ici…


Le cas de la traduction des Lais du Beleriand, et donc entre autres du Lai de Leithian, par Elen Riot (pour ce qui est de la poésie – à l’époque, les commentaires étaient déjà traduits par Daniel Lauzon), c’est encore autre chose… et c’est encore pire. Incomparablement, en fait. Les choix opérés pour la traduction française de ce singulier volume, en 2006, m’avaient paru désastreux lors de ma précédente lecture, et c’est encore plus vrai aujourd’hui. La traductrice, en effet, avait pris le parti (ou le lui avait-on imposé ?) de conserver dans la langue de Jul la forme du long poème originel, à savoir des distiques octosyllabiques, et rimés. Je maintiens que c’était le pire des choix – et je disposais alors d’un élément de comparaison, car l’édition des Lais du Beleriand comportait, pour le Lai de Leithian seul, le texte anglais en miroir du texte français (ouf). Sans doute n’étais-je pas assez compétent pour apprécier pleinement le texte original, mais suffisamment pour appréhender combien la traduction française, à force de multiplier les acrobaties pour coller au nombre de pieds comme à la versification, était… même plus maladroite, à ce stade – carrément moche : proprement hideuse ! La langue était très lourde, bourrée de tics très voyants et très pénibles (des inversions du genre à percer les tympans, notamment), avec un registre très aléatoire, beaucoup plus prosaïque que l’original cependant (un vrai tue-l’épique), et rien, ni de la puissance d’évocation, ni de l’élégance sonore des vers anglais. Or, dans le cas présent, nous n’avons plus le texte anglais en miroir – et, le texte français étant le seul disponible, nulle échappatoire pour le lecteur privé du refuge de l'original : ne reste que cette pseudo-poésie moche et hermétique – autant dire que l’on finit par avoir envie de bazarder le bousin contre les murs…


C’est très agaçant. Pour cet ultime livre, il aurait vraiment fallu revoir tout cela. L’éditeur, clairement, n’a pas fait son boulot – de là à dire qu’il n’en avait rien à foutre…


PAS À LA HAUTEUR – VOIRE BIEN PIRE ENCORE


Ce manque d’implication de l’éditeur achève de transformer ce qui aurait dû être un poignant hommage, et l’ultime, en un véritable pensum, le Lai de Leithian y occupant une place essentielle. L’absence du moindre inédit pouvait déjà être problématique, de manière très légitime. Mais ce je-m’en-foutisme ne me laisse guère le choix : à qui pourrais-je bien conseiller cette chose ? Ni à des amateurs éclairés, qui ont déjà traversé les épreuves du Livre des Contes perdus et des Lais du Beleriand, et n’ont aucune envie de remettre ça, et qui de toute façon n’y trouveront rien de nouveau. Pas davantage à des néophytes, qui redoutaient d’aller au-delà du Hobbit et du Seigneur des Anneaux : leur mettre ce livre entre les mains serait presque criminel, à ce stade – le meilleur moyen de les écarter à jamais de la fascinante matière du Légendaire, et plus particulièrement du Premier Âge. Le plus beau des mythes, ainsi saccagé, ne satisfera personne – si ce n’est le service comptabilité de Christian Bourgois ? Et c’est limite scandaleux, en ce qui me concerne.


Unique apport, bien maigre : les illustrations d’Alan Lee, dont neuf planches inédites en couleur. En ce qui me concerne, ça n’est certainement pas suffisant !


Alors, la suite ? S’il doit y en avoir une ? J’apprécierais que nous ayons enfin droit à une traduction française de la demi-douzaine de tomes de l’Histoire de la Terre du Milieu qui demeure inédite dans la langue de Nadine Morano. Mais, si cela doit être dans les mêmes conditions, avec le même laisser-aller dont ce Beren et Lúthien est un bien triste témoignage, je suppose que je n’aurai plus d’autre choix que de me lancer dans la lecture de ces volumes en version originale – ce que je redoute, mais ça vaudra mieux, faut croire. Infiniment mieux.

Nébal
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le 26 avr. 2018

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Nébal

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