Les Bucoliques, sous la forme de dix dialogues et monologues en vers, laissent entr'apercevoir la vie paisible des simples bergers de l'Arcadie idyllique. Sur un air évanescent, c'est la beauté de la nature qui est chantée.


Mais qu'est-ce que la nature d'après Virgile ? Il faut lire les Géorgiques pour mieux le comprendre, quatre longs poèmes prétextant enseigner les arts agricoles pour chanter la beauté et les peines de la campagne.



Je chante les moissons : je dirai sous quel signe
Il faut ouvrir la terre et marier la vigne ;
Les soins industrieux que l'on doit aux troupeaux,
Et l'abeille économe, et ses sages travaux.
Astres qui, poursuivant votre course ordonnée,
Conduisez dans les cieux la marche de l'année ;
Protecteur des raisins, déesse des moissons,
Si l'homme encor sauvage, instruit par vos leçons,
Quitta le gland des bois pour les gerbes fécondes,
Et d'un nectar vermeil rougit les froides ondes ;
Divinités des prés, des champs et des forêts,
Faunes aux pieds légers, vous nymphes des guérets,
Faunes, nymphes, venez ; c'est pour vous que je chante. »



La nature, c'est un monde organisé, ordonné sur des rythmes réguliers : celui de la succession des saisons, celui de la course des astres parmi les douze signes du Zodiaque. Thèmes encore si vifs à la Renaissance, enluminés avec grâce au XVe siècle dans les Très riches heures du duc de Berry ! Ce monde est peuplé de divinités multiples : c'est le royaume de Pan (« Tout »), l'habitat de Bacchus, où vivent nymphes et faunes au creux des ruisseaux, dans les étangs paisibles ou dans les forêts profondes.


Mais la nature que chante Virgile n'est pas la nature sauvage. C'est la campagne des paysans.


J'ai le sentiment que cette poésie des campagnes ne nous touche plus aussi profondément qu'il y a encore quelques décennies, quand nos pères cultivaient encore pour la plupart d'entre eux la terre. La nature, depuis nos villes immondes, nous la rêvons sauvage, vierge, immaculée.


Virgile, au contraire, avec une approche très concrète, parle de la nature habitée par les hommes.


Pour sublime que soit cette nature, toujours sur le paysan pèsent des menaces multiples : sans cesse, il doit combattre les herbes folles ; sans cesse, des ravageurs veulent dévorer ses récoltes ; en permanence, le climat risque de lui jouer un mauvais tour, une grêle malvenue détruisant en un instant le fruit de ses longs travaux. L'existence humaine est projetée dans un monde hostile mais qu'un patient travail peut transformer en jardin luxuriant. L'homme sauvage des bois, qui se nourrissait de glands, peut labourer les champs, entretenir un potager, cultiver la vigne, élever ses brebis, bâtir sa maison. Qu'y gagne-t-il ? La douceur d'une vie aux bienfaits nouveaux. Les fruits sauvages à la peau épaisse et au goût amer, cultivés avec soin et sélectionnés patiemment, deviennent le savoureux nectar que nous connaissons aujourd'hui — et dont nous avons oublié l'origine ingrate !


Ce monde civilisé par de pénibles travaux, pourtant, est avec peine maintenu dans un équilibre précaire. Outre les mille menaces que la nature féconde fait peser sur lui, il est soumis aux guerres violentes, à la discorde parmi les hommes, celle en particulier née des guerres civiles à Rome. Quoi de plus naturel ? « Tout court à son déclin » assure Virgile. Ainsi est la vie. Elle ne peut pas être autrement. Mais un César, imposant son joug aux confins du monde, peut-être saura ramener l'Âge d'or...


L'Âge d'or, voilà un thème resté omniprésent dans les consciences européennes à travers les siècles ! Auguste, en imposant la monarchie, promettait son retour. Des siècles plus tard, au Moyen Âge, on pensait encore par le biais de ce mythe la nature et l'homme dans la nature. Celui-ci, à cause de la transgression de Prométhée ou d'Eve, est sorti d'un état d'innocence, d'ingénuité, où la vie était paisible, heureuse et simple (et heureuse parce que simple et innocente). Désormais, face à la nature sauvage, il faut que l'homme se fasse son nid à la sueur de son front. Par le geste civilisateur, il poursuit l'œuvre des dieux qui, d'un gouffre béant (Khaos, Ginnungagap), ont bâti un monde ordonné (Kosmos), où la vie peut s'épanouir loin des sinistres Titans, forces du désordre contenues aux frontières du monde par Zeus ou Odin.


Pour autant, Virgile néglige-t-il la nature sauvage ? Veut-il la voir entièrement soumise ? Veut-il la voir disparaître sous les roues de la charrue, sous la hache du défricheur et la faux du paysan ? De sinistres esprits ont longtemps voulu faire croire que l'amour de la nature n'était qu'une sensiblerie moderne, le fétiche de gras citadins méconnaissant les durs travaux des champs, comme si le paysan, esprit bassement matériel, était insensible à la poésie du monde. Pourtant, et même si tel n'est pas le sujet de ses Géorgiques, à la beauté de la nature sauvage, Virgile réserve quelques vers. D'ailleurs, la nature sauvage est aussi utile aux hommes. Les dieux généreux ont bâti un monde fécond, aux richesses nombreuses. Il ne tient qu'aux hommes laborieux de faire fructifier cette richesse. Mais aussi de la préserver précieusement.


Le monde, c'est cet ensemble foisonnant, ce Tout ordonné par un esprit secret que l'on peut surprendre avec étonnement dans l'incroyable harmonie des choses qui sont. Et qui sont si bien faites ! Si utiles aux hommes ! Bâties avec une incroyable harmonie, comme la ruche et ses d'abeilles sociables et travailleuses...



Frappés de ces grands traits, des sages ont pensé
Qu'un céleste rayon dans leur sein fut versé.
Dieu remplit, disent-ils, le ciel, la terre et l'onde;
Dieu circule partout, et son âme féconde
À tous les animaux prête un souffle léger :
Aucun ne doit périr, mais tous doivent changer :
Et, retournant aux cieux en globe de lumière,
Vont rejoindre leur être à la masse première.


Antrustion
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le 2 déc. 2020

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