Pour pouvoir prendre la mesure d’un système de domination, quel qu’il soit, il faut pouvoir disposer d’un recul, pouvoir regarder ses effets de l’extérieur. Mais c’est précisément en retirant au plus grand nombre cette liberté de prendre du recul, grâce à la pression de l’immédiateté et du quotidien, que s’établit véritablement la domination. La domination n’a pas vraiment besoin que l’on adhère à ses « idées », il lui suffit d’amener progressivement la majorité à y participer ; par crainte ou par nécessité.
Sebastian Haffner, dans son « Histoire d’un allemand », qui date de 1939, résuma ainsi très bien « l’adhésion » au nazisme : « On se mit à participer - d'abord par crainte. Puis, s'étant mis à participer, on ne voulut pas que cela fut par crainte, motivation vile et méprisable. Si bien qu'on adopta après coup l'état d'esprit convenable. »
Ce roman de Pantaleïmon Romanov a été écrit entre 1927 et 1930. La bureaucratisation étatique issue du bolchévisme a alors pris le contrôle d’une grande part de la vie sociale en Russie, avant même que la terreur stalinienne ne prenne toute son ampleur dans les années qui suivront. L’intelligentsia, au sens culturel du terme, voit alors constamment se réduire ses marges de manœuvre. Ses revendications de liberté créative et de pensée sont moquées et assimilées à un comportement petit-bourgeois s’opposant aux lignes directives du parti qui se conçoit lui-même comme unique représentant légitime de l’intérêt général. Ce même parti qui décide de l’attribution d’un logement mais aussi de l’obtention d’un emploi, de la publication d’une œuvre et des ressources qui lui sont liées.
Tout ce monde représentatif de la culture russe d’alors, dont la remarquable richesse créative avait été en grande part libérée par la révolution de 1917, se trouvait désormais dans la très désagréable situation de, soit renoncer à tout ce qui donnait sens à sa vie dans son expression même, soit de s’aligner aux exigences du parti et à sa vision absurde d’un art prolétarien complétement réifié par l’idéologie. Ce qui d’un point de vue créatif revenait au même mais qui, pour la seconde option garantissait une survie matérielle devenant très incertaine pour la première.
Dans la période des années 30 qui suivra, on verra donc les médiocres «s’adapter», les autres faire silence, les plus obstinés prendre la direction des camps ou être carrément assassinés par la police politique ; et toute la culture russe disparaître - (à l’exception de la musique dans des conditions particulières).
« Camarade Kisliakov » met en lumière le prix de cette adaptation, si l’on peut dire. Jusqu’à ce que la signification de son étrange sous-titre, « Trois paires de bas de soie », vous saute à la gorge.
S’intégrer, s’adapter, participer qu’ils disent toujours ; mais à quoi ?
Du même auteur, on lira également avec intérêt son recueil de nouvelles paru en 1926 : voir https://www.senscritique.com/livre/Le_Droit_de_vivre_ou_le_probleme_des_sans_parti/10930728

steka
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le 10 mars 2019

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