Notule en marge d’une édition barthienne

« M. Roland Barthes, rentrant de Chine, avait publié il y a deux ans dans Le Monde un remarquable articulet. Ce texte si typique ne risquait guère de sortir notre mémoire; néanmoins, pour prévenir un improbable oubli, un éditeur a eu la vaillance singulière d'en refaire un tirage en jaquette de luxe. Se doutant peut-être de l'intérêt particulier que cet article avait à l'époque suscité chez moi, cet éditeur a eu l'amicale attention de me faire parvenir un exemplaire du précieux opuscule barthien. A la seconde lecture, je dois dire que j'en ai trouvé le sel inépuisé, car malgré sa brièveté, ce texte présente une sorte de qualité comment dire?... abyssale. Dans sa nouvelle version pour bibliophiles, l'article a été enrichi par l'auteur d'une postface absolument illuminante. Avec la subtilité qu'on connaît, M. Barthes nous y explique en quoi résidait la contribution originale de son témoignage (que de grossiers fanatiques avaient si mal compris à l'époque): il s'agissait, nous dit-il, d'explorer un nouveau mode de commentaire, «le commentaire sur ton no-comment » qui soit une façon de «suspendre son énonciation sans pour autant l'abolir». Barthes, qui avait déjà de nombreux titres à la considération des lettrés, vient peut-être de s'en acquérir un qui lui vaudra l'immortalité, en faisant l'inventeur cette catégorie inouïe: le «discours ni assertif ni négateur, neutre», «l'envie de silence en forme de discours spécial». Par cette découverte dont toute la portée ne révèle pas l'emblée, il vient en fait vous en rendez-vous compte? d'investir une dignité entièrement neuve, la vieille activité, si injustement decriée, du parler-pour-ne-rien-dire. Au nom des légions de vieilles dames qui, tous les jours de cinq à six, papotent dans les salons de thé on veut lui dire un vibrant merci.
Ce dont beaucoup sans doute devront lui être le plus reconnaissants, dans cette même postface, M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l'intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s'agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus » des gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal», ce suintement exquis d'un tout petit robinet d'eau tiède. »

Pierre Ryckmans, La forêt en feu, 1983