Sept ans après l'exceptionnel "Un pays à l’aube" et seulement trois après "Ils vivent la nuit" suite ayant pour cadre la Prohibition, l’écrivain de Boston est de retour pour mettre un point final à la saga du Joe Coughlin. Une histoire de rédemption qui retrace avec brio la fin d’une époque, d’un système, d’un clan au cours de la Seconde Guerre mondiale. Dans un style magnifiquement ciselé, Lehane dépeint ce monde de gangsters à la fois sombre et violent dans lequel crime, sang, passion et vengeance constituent les nouveaux ingrédients de l’American way of life.
"Ce monde disparu", se déroule en 1943 dans la ville de Tampa en Floride où Joe Coughlin, plus ou moins rangé des activités criminelles, sert de consigliere au sein du clan régi par son ami Dion Bartolo. Inconsolable depuis la mort violente de sa femme, Joe élève seul un fils qu’il voudrait préserver du milieu. Penché sur les eaux troubles de son passé, il a renoncé au pouvoir mais ses crimes le hantent et la rédemption est loin d’être gagnée.
« Tu penses qu’il te suffit de regretter tes péchés pour être quelqu’un de bien. Certains jugeraient méprisable ce genre d’illusion », lui lance un gangster. Chez Lehane, les hors-la-loi tourmentés ont la cote et il n’y a pas de héros; les bons tentent de faire simplement les moins mauvais choix dans un éventail d'options difficiles. La nature même de ce dilemme constituera un moteur pour Joe qui, naviguant avec succès entre politique et mafia dans un monde crépusculaire, tentera de conserver le peu de repères qui lui reste. Mais, tous ses efforts pour survivre seront vains et, dans une période où code d’honneur, amitié et sens de la famille se délitent, il paiera au prix fort toute une vie de péchés.
On avait laissé Lehane chez Hugo, voir Steinbeck, voici qu’on le retrouve chez Mario Puzo et les Soprano. "Ce monde disparu" est un surprenant exercice de virtuosité, multipliant lieux et intrigues complexes servi par une écriture fluide et percutante. Des personnages attachants et aux multiples facettes, un décor américain et cubain bien ajusté, une époque que l'auteur, toujours extrêmement documenté, connaît comme sa poche. Une nouvelle fois, tous les ingrédients sont donc réunis pour que la narration soit à la fois crédible et tranchante : fusillade magistralement chorégraphiée dans les rues de Ybor City, figures mythiques du clan mafieux Luciano, collusion entre politiques aveugles à la misère alentour et le dictateur Batista, jusqu’au final à couper le souffle dans la moiteur des champs de canne à sucre cubain. À la question rituelle, «Comment avez-vous travaillé pour ressentir la ville avec cette intimité», Dennis Lehane répond «J’ai vécu en Floride par période pendant des années et, la seule ville où je me suis senti un peu chez moi, c'est Ybor City. Quand j'arrivais à Ybor City, je poussais un soupir de soulagement».
Ce roman n'est cependant pas qu’un récit de gangsters sous les tropiques ; c’est d'abord celui du rapport père-fils, un lien plus fort que tout pour Joe qui a renié son propre père pour choisir la mafia comme famille d’adoption. Pour que père et fils se comprennent, il faut souvent toute une vie que Joe va condenser en quelques instants. C’est l’élément clé du livre mais avant d’y parvenir, joie, trahisons, coups de théâtre et impasses jalonneront son chemin. La paternité a souvent été un thème central des livres de Lehane et l’auteur nous interroge « (…) quelle est la vraie définition de la famille ? Votre filiation ou celle que vous choisirez». A partir de cette question, le romancier nous invite à redessiner une Amérique vacillante à moment clé de sa construction.
Passé maître dans l’échantillonnage du récit, dans l’écriture de la sensation, Dennis Lehane nous sert ici un monument de plaisir qui sera une nouvelle fois porté sur grand écran. Ce monde disparu entre prochainement en production avec probablement son ami Ben Affleck à la réalisation.
Gabriel LANCASTER
Ce monde disparu de Dennis LEHANE Traduit par Isabelle MAILLET et
édité chez Rivages collection Thriller